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Focus

Griselda Records WestSide Gunn et Conway, héros de Buffalo

Street Backpackers

Hugo Benezra & rimrimrim, le 30 janvier 2017

À l’oeuvre depuis maintenant quelques années, c’est en 2016 que l’équipage de Griselda Records a véritablement pris son envol. Retour sur cette écurie prolifique qui a remis le boom bap de gangster sur la carte.

Originaire de Buffalo dans l’état de New-York, à 600 bornes environ de NY City, et aujourd’hui délocalisé à Atlanta, en Géorgie, Alvin Worthy, alias Westside Gunn, est davantage un rappeur charismatique qu’un grand technicien. On l’aime généralement pour ses gimmicks scélérates, pour la tonalité dystopique de ses textes ainsi que pour ses sonorités froides, en somme pour sa personnalité d’écorché vif. Correspondance singulière entre le fond et la forme : son flow traîne sur les instrus à l’instar du gamin des rues qu’il était jadis, lorsqu’il s’évertuait encore à y trouver les moyens de sa propre survie tout en caressant l’espoir d’une prestigieuse carrière de rappeur pour enfin sortir des affres du ghetto.

Celui qui a été élevé par "The Worst City On Earth", bien plus en tout cas que par ses parents, a décidé de poursuivre son rêve, aussi lointain fût-il. En compagnie de la tronche en biais du frangin Conway, son acolyte de toujours, il crée en 2013 son propre label, Griselda Records. Cette structure destinée à servir de rampe de lancement à sa carrière ainsi qu’à celles de son frère et de quelques autres rappeurs de leur entourage remplira parfaitement sa mission. En effet, 4 ans plus tard, après avoir peaufiné le dosage de sa potion magique sur la série de mixtapes Hitler Wears Hermes (1, 23 et 4) comme sur les EP Roses Are Red… So Is BloodGriselda GhostDon’t Get Scared Now (avec le concours toujours remarquable de Conway) et There’s God And There’s Flygod, Praise Both, il est devenu à 33 ans l’une des figures incontournables du rap "d’inspiration new-yorkaise". Un statut dont il vient encore de confirmer le bien-fondé avec la sortie de son dernier album, Flygod.

Les frangins ont le mérite d’être restés fidèles à leurs racines et donc à une certaine idée de leur art. « My style is real classic, gutter, New York boom bap feel », déclarait ainsi WSG à Nahright en 2015. Leur discographie nous embarque dans un interminable pèlerinage à travers la jungle urbaine, toute aussi violente et peut-être même plus cruelle encore. Une jungle qui ne s’interdit rien et a depuis longtemps brouillé les frontières entre le simple racket d’opportunité, le braquage à main armée et le meurtre prémédité en bande organisée. Conway lui-même en a fait les âpres frais en 2012 : alors qu’il est au volant de sa voiture, il réchappe de justesse d’une fusillade qui laissera néanmoins le côté droit de son visage gourmé à vie à raison d’une hémiplégie faciale. WSG en a lui aussi connu la crasse et la dureté, à travers la proximité des gangs, les règlements de comptes, la confrontation avec les forces de l’ordre et les murs d’une cellule entre lesquels il aurait pu finir ses jours s’il n’en avait, comme son frère, réchappé in extremis. En décidant de se reprendre en main, à la suite du décès brutal d’un proche…

C’est ce retour à l’état de nature sans concession que nous racontent leurs projets. On se retrouve perdu au beau milieu de la paume du ghetto, où la ronde sans fin des sachets de poudre et des liasses de billets imite dans une glaçante symétrie celle des gyrophares qui en sillonnent les artères. A mesure qu’on aborde aux silhouettes enténébrées peuplant les rues, d’où suintent comme d’une plaie infectée tous les périls de ce monde interlope, on pénètre le nuage névrotique errant sinistrement au-dessus des banlieues malfamées de Buffalo. La drogue, l’argent, les flics et donc, fatalement, les balles qui virevoltent partout telles des moustiques de plomb en Amazonie urbaine. Leur bourdonnement sordide, omniprésent dans la conscience des 2 frères, émaille d’ailleurs généreusement leur discographie de guerre aux paroles rudes et à l’ambiance résolument martiale.

La plupart des productions, lentes, minimalistes et sombres, installent une atmosphère menaçante qui fait écho à des artistes de la Big Apple tels Mobb Deep ou Roc Marciano. Après la collaboration entre Prodigy et Conway sur le mini EP Hell Still On Earth (dont le titre rend hommage au troisième album de Mobb Deep), il n’est donc pas surprenant de retrouver Roc Marciano sur Flygod, à la production de Hall et au micro pour une prestation de haut vol sur l’excellent « Omar’s coming ». Cette référence au personnage mythique de la série The Wire vient compléter le cursus en gangsterologie proposé par WSG, aux côtés d’El Chapo, Scarface ou Don Corleone, dans une tentative franchement réussie – et conforme en ce sens à l’ensemble de leur œuvre – de réconcilier la rue avec le boom-bap new-yorkais classique. Avec la sortie en Octobre 2016 du mini EP Bullet, Conway aboutissait encore un peu plus cette formule gagnante.

Sur les nappes éthérées et lancinantes de Tommy Daringer, beatmaker maison de Griselda Records, ou de The Purist, partenaire de choix de WSG sur l’EP Roses Are Red… So Is Blood, les frangins nous plongent dans une ambiance de coupe-gorge et survolent en images souvent poignantes les basses besognes de cet organigramme ombrageux. Témoins privilégiés d’une véritable nébuleuse d’activités clandestines, ils en donnent à voir tous les échelons et tous les vices, du corner boy en mal de fortune au druglord réputé intouchable tôt ou tard rattrapé à son tour par une réalité bien différente. « Fly Street Shit », comme le résume WSG. Les instrus accompagnent à la perfection sa voix juvénile d’écorché vif, laquelle n’est jamais autant sublimée que par le contraste avec le style démesurément brut de Conway. Cet équilibre subtil entre les deux hommes est assurément l’une des forces vives de Griselda, et fait d’eux l’un des duos les plus intéressants du rap américain de ces dernières années.

Au final, Griselda Records est un label qui transpire autant la personnalité de son fondateur que l’anxiété, la crasse et le sang qui sont la loi des ghettos durs. Principaux animateurs d’une structure qui a su se créer une véritable identité thématique et sonore, nos 2 rappeurs de Buffalo tirent indiscutablement leur épingle du rap jeu. Loin de se fondre dans une scène de l’underground new-yorkais qui a dernièrement la fâcheuse tendance à multiplier les clônes, ils sont en effet devenus en quelques années les maîtres incontestés d’une certaine école du downtempo sombre et glacial.

 Texte : Hugo Benezra (Grapes of Rap)
 Illustrations : rimrimrim


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