OJ da Juiceman got something to say
Le pionnier que l’on ne cite pas
, le 14 juillet 2016
Ceux qui vivaient dans cette cité d’East-Atlanta appelée Mountain Park au milieu des années 1990, ont eu l’occasion de croiser plus d’une fois ces deux gamins posés sur un générateur d’électricité, ou plus exactement sur la boite verte qui le couvrait. Ils devaient même entendre ces gamins faire pas mal de bruit, puisque la boite leur servait de caisse de résonance pour improviser des beats sur lesquels ils freestylaient.
C’était une manière de tuer le temps, comme quand ils allaient frapper aux portes des habitations pour proposer à leurs voisins de les débarrasser de leurs ordures en échange d’un billet à l’effigie de George Washington. Une manière de tuer le temps, mais aussi le début de deux carrières. Celles d’Otis Williams Junior et de Radric Delantic Davis.
Qui ça ? OJ da Juiceman et Gucci Mane, tout simplement. Aujourd’hui, l’un est le Trap God, idolâtré, admiré, sujet de toutes les fascinations. L’autre est un rappeur d’Atlanta, que les suiveurs lointains de la scène connaissent de nom, que les membres de la secte atlantienne comme nous ont plus souvent écouté. Mais, en s’attardant rarement sur ce personnage. Pour pas mal d’entre nous, OJ c’est ce mec dont on parlait pas mal en 2009 ou 10, tombé depuis dans une sorte de médiocrité presqu’anonyme.
Pourtant, OJ n’est pas qu’un petit de Gucci. Le Juiceman est quelqu’un, et il est temps de rendre à Otis Williams quelques-uns de ses lauriers, piétinés par la masse sur les trottoirs bondés de l’innovation à ATL. A la manière de ce va-nu-pieds qu’on ne regarde pas alors qu’il est l’un de ceux qui a posé le goudron pour construire cette route.
OJ et Zaytoven
Effectuons un retour quelques années en arrière, en 2005. Après leur adolescence, OJ da Juiceman et Gucci Mane se sont plus ou moins perdus de vue. 2005 est une année charnière pour Gucci, celle où il tue un type en position de légitime-défense, au sein du fameux guet-apens lié à son beef avec Young Jeezy. Episode faisant surgir le Mr Hyde caché en Doctor Gucci, pour reprendre l’ingénieuse métaphore de Nicolas Peillon et donnant ainsi naissance au personnage schizophrène et attachant que l’on connait tous.
De son côté, OJ est en train d’effectuer une peine de prison, quand Guwop lâche son projet Trap House au mois de mai. Alors qu’il reçoit la visite de sa mère et de sa sœur au parloir, celles-ci lui apportent le CD. Tandis que cet album lui apprend que Gucci s’est mis à réellement rapper (preuve de leur éloignement), voici comment l’Homme-Jus décrit sa réaction de l’époque :
« I’m like, ‘Oooh, wow ! My boy done made it !’ From then on, I thought if he made it, I could try to make it too. »
(Je me suis dit, « Wow ! Mon gars l’a fait ! » De là, j’ai pensé que s’il l’avait fait, je pourrais me faire connaitre moi aussi »)— Hard to Kill (Fader - Octobre 2015).
Le jeune Otis qui rappait sur son générateur n’est en fait jamais mort. Il s’est simplement assoupi le temps d’une décennie, ayant pour seule progression à son actif d’être devenu le poulain de Debra Antney en 2003 (comme nous l’apprend l’excellent article du même Nicolas Peillon sur Mama Flocka). Et au réveil, il a la dalle. Reprenant contact avec Guwop via Debra Antney, il rentre dans le cercle des mecs de la zone que Gucci Mane veut aider à lancer du haut de sa renommée grandissante, sous la coupe de Mrs. Antney. Ainsi, OJ comme Yung LA ou Yung Ralph, se mettent à trainer chez Zaytoven (beatmaker et partenaire historique de Gucci, qu’il côtoie depuis 2000). Zay propose alors à tout ce petit monde de poser chacun un couplet sur différents beats, avant que Gucci ne vienne compléter ces beats pour en faire des collaborations.
Ne perdant pas de temps, OJ enregistre un son sur l’une de ces instrus : Make the trap say aye, sur lequel Gucci Mane viendra donc aussi poser. Et, ce dernier n’étant pas fan du beat, il ne cherche pas à garder le morceau. Dès lors, notre homme demande à Zaytoven de lui mettre le fichier de côté ; avant de revenir le chercher, affirmant qu’il tenait là son premier single. Puis de le balancer, sans même l’avoir envoyé au mix. Le succès est immédiat, et les conséquences sont grandes pour Zaytoven.
« That’s when my mama’s house started getting so full of everybody trying to buy beats. « Make the Trap Say Aye » really solified me, as in, « Okay, it’s a certain sound that this producer has that don’t nobody else got. » That’s when my sound really started becoming what it is. The way that the drums are, and that dirty, kind of trappy sound – I feel like it’s the most mimicked sound in the rap industry even right now. I know for the South it is. I’m still making them same beats over and over again today, and people are still coming to buy them because they feel like « I’ve got to have this. »
(C’est à partir de là que la maison de ma mère (ndlr : là où se trouvait son studio) a commencé à être si pleine de gens essayant d’acheter mes instrus. « Make the Trap Say Aye » m’a solidifié, du genre « Okay, ce producteur a un certain type de son que personne d’autre n’a. » C’est là que la musique a réellement commencé à devenir ce qu’elle est. La façon d’utiliser les drums, et cette sorte de sale son « trappy » - J’ai l’impression que c’est le truc le plus imité dans l’industrie du rap, aujourd’hui encore. Dans le Sud, en tous cas. Et je continue à créer encore et encore les mêmes instrus jusqu’à aujourd’hui, et les gens continuent à venir les acheter parce qu’ils se disent « Il me faut ce truc ».)— Hard to Kill (Fader - Octobre 2015).
Le premier single d’Otis Junior est donc le son qui a défini le style Zaytoven aux yeux des rappeurs. Malgré ses premiers succès avec Guwop (So Icy pour ne citer que lui), malgré l’absence de mix et malgré le manque d’emballement de Gucci à propos de ce beat.
Il y a une part de chance là-dedans, mais pas uniquement. OJ a senti une instru qui au final fera évoluer le son d’Atlanta pour les années futures, a trouvé un refrain accrocheur pour bien l’exploiter et a décidé d’en faire son premier single. L’homme a du nez.
L’ayant lâché en 2007, il offre une flopée de mixtapes sur lesquelles il exploite d’ailleurs parfois le morceau, qui cartonne et lui offre une place.
OJ et Lex Luger
Tandis que Gucci passe six mois en prison de Septembre 2008 à Mars 2009, OJ ne l’oublie pas, reprenant ses morceaux en concert par exemple. Et cette peine est objectivement une aubaine pour l’Homme-Jus qui peut continuer à grimper. En 2009, il rejoint Gucci au top, ils sont les deux hommes à suivre à Atlanta : en décembre il est invité sur l’album d’R Kelly et son album The Otha Side of tha Trap sort en janvier. Surfant sur cette vague, il figure en début d’année 2010 sur la liste des XXL Freshmen. Tandis que Gucci lâche son album The State vs. Radric Davis, sa mixtape Burrprint (qui en fait un chouchou de l’industrie nationale du rap) et collabore avec Mariah Carey, les Blacked Eyed Peas ou Juelz Santana.
S’il fallait un symbole de cette époque où les deux hommes (épaulés du Bricksquad) roulaient sur ATL, c’est cette performance live de Make the trap say aye au Birthday Bash organisé par Hot 107.9, évènement attendu chaque année par les ados amateurs de rap d’Atlanta. Nous sommes en juin 2010, Gucci vient de finir une nouvelle peine. Si le son est de mauvaise qualité, cette vidéo permet de saisir l’ampleur de leur popularité du moment. (à partir de 1 : 04)
Et cette année 2009 sera l’occasion pour OJ de mettre en valeur un autre beatmaker, qui vient de signer un contrat chez Brick Squad, à dix-huit ans à peine. Un compositeur qui fera naître ce que l’on pourrait qualifier de « tournant Lex Luger », nécessitant de s’extraire du thème de l’article pour expliquer grosso modo en quoi il consiste.
Le tournant Lex Luger
Qu’a Lex Luger de si particulier ? Et qu’apporte-t-il de plus que les autres ? « Si on devait symboliser le ‘tournant Lex Luger’ en une œuvre, ce serait le morceau BMF de Rick Ross », nous explique Iksma, beatmaker et observateur attentif de la scène d’ATL depuis de longues années. « C’est un morceau qui regroupe toutes les caractéristiques instrumentales » du jeune Lex. « Sur le plan rythmique, il a utilisé le fameux LexSnare (invention du bonhomme, encore utilisé aujourd’hui), associé à des kicks secs et des 808s mixés bien plus forts que dans les morceaux de rap habituels ». Ce à quoi s’ajoutent « les roulements de Hihats, qu’il a popularisé avec d’autres comme Drumma Boy ou Zaytoven ».
Rick Ross – Blowing Money Fast (B.M.F) / 2010/ Teflon Don.
Ajoutez à cela quelques pincées de divers ingrédients techniques, et vous obtenez le cocktail Lex Luger, terriblement en vogue sous le soleil géorgien de l’été 2010. Parmi ceux-ci, les cuivres, que l’on peut retrouver dans Hard in da paint de Waka Flocka, premier hit global estampillé Lex Luger.
Le phénomène conquiert les USA entiers à une telle vitesse que dès janvier 2011, le Kanye West pré-Yeezus l’invitera à co-composer H.A.M, premier extrait de l’album le plus attendu de cette année-là : Watch The Throne de Jay-Z et Kanye West.
L’explosion concrète de Lex Luger intervient sur l’album Flockaveli, premier album de Waka Flocka qui viendra placer ce dernier comme l’un des rappeurs les plus marquants de l’année 2010, à l’échelle nationale. Produit à hauteur de 11 titres sur 17 par Lex Luger, il est un album qui surprend autant qu’il séduit les critiques de l’époque. Le son est surpuissant, brut, à la fois oppressant et festif, et transpire l’énergie déchainée des hood boys de la zone 6. Le résultat de l’association Waka/Luger. Et Hard in da paint est un parfait résumé de ce qu’est globalement Flockaveli.
Les premières apparitions du bonhomme, lui aussi originaire d’Atlanta, se feront via deux mixtapes séparées d’une semaine : Salute me or shoot me 2 de Waka Flocka (sortie le 28 Août 2009) et Alaska in Atlanta de OJ da Juiceman (offerte au public le 4 Septembre 2009).
Certes, chronologiquement, Waka Flocka est le premier à lui avoir offert sa chance. Mais au vu des délais, il serait grotesque d’en déduire qu’il ait eu confiance en Lex Luger avant OJ. Certes, une pré-version d’Hard in da Paint, premier banger de Lex Luger, se trouvait sur la mixtape de Waka. Mais, le Juiceman avait calé sur la sienne le pendant festif à Hard in da paint : Early Morning Trappin. En le clippant, il offrait d’ailleurs la première mise en vidéo d’un de ses beats au jeune Lex. Dès lors, en attribuant la mise en lumière de Lex Luger à Waka Flocka, beaucoup oublient la présence d’une deuxième torche, appelée OJ da Juiceman.
Un deuxième point est intéressant dans ce Early Morning Trappin. Ecoutez attentivement le morceau. Le beat évolue, les phases aussi, mais il y a une constante : les « Aye ! Aye ! Okay ! » Qui ont valu à l’Homme-Jus, du fait de leur présence dans pas mal de morceaux d’OJ (dont Make the trap say aye), le surnom de « Mister Hey ! Hey ! Okay ! »
Et c’est un point plus intéressant qu’il n’y parait. Pourquoi ? Parce qu’OJ est de ceux qui ont popularisé ce que l’on pourrait sobrement qualifier d’« adlibs gogolisants ».
C’est-à-dire le fait de rajouter des ambiances rimant avec non-sens, dans le pur but d’accroitre la dimension festive d’un morceau. Oui, cela vient en bonne partie d’OJ. Dans l’interprétation, c’est ce qui rend entre autres éléments le refrain d’Early Morning Trappin si différent de celui du Trap N* de Future par exemple, qui en réalité traite du même thème : le travail d’un dopeman d’Atlanta dès le réveil.
Suite à cette fameuse année 2010, la carrière d’OJ a peu à peu décliné. Mais, populariser le style instrumental de Zaytoven, être l’un des deux lanceurs de l’un des beatmakers les plus influents du siècle – tous styles de rap confondus – et pouvoir se targuer d’être le précurseur d’une évolution dans l’interprétation reprise par un nombre incalculable de rappeurs, c’est carrément respectable. D’autant plus quand on est juste vu comme « le petit de Gucci qui s’est fait sucrer son rôle de poulain par Waka Flocka Flame » par une grande partie du public.
Et ce n’est pas tout. Avant de voir sa cote chuter, l’Homme-Jus a fait grimper un dernier compositeur méconnu sur sa rampe de lancement.
OJ et Metro Boomin
Nous sommes en 2010 ou 2011 quand OJ entend parler d’un jeune compositeur vivant à Saint-Louis. Ce dernier a réussi à placer quelques beats (pour Rich Kid Shawty ou Big Sean par exemple) mais sans quitter sa chambre d’ado. Jusqu’à ce qu’un ingé-son, Caveman, n’en parle à OJ da Juiceman. Séduit, le Juiceman l’invite à Atlanta. Fou de joie, le gamin en parle à sa mère qui accepte de l’accompagner jusque là-bas pour rencontrer OJ da Juiceman.
S’en suivront une bouffe, des séances de studio donnant naissance à trois morceaux qui figureront sur Culinary Art School 2. Et part de là le début concret de la carrière du compositeur le plus bankable du monde en 2016 : Metro Boomin.
D’ailleurs, sauf erreur de ma part, OJ sera le premier à clipper un morceau produit par Metro Boomin : Make crack like this. Le son est très lugerien, à des années-lumières de la patte actuelle de Metro, question d’époque. Qu’importe, Metro Boomin a touché de près à l’industrie en rencontrant OJ da Juiceman, et son parcours n’est depuis qu’une ascension sans discontinuation.
Zaytoven, Lex Luger, Metro Boomin. Trois personnes qui peuvent dire merci à OJ da Juiceman. Trois noms indispensables le jour où il s’agira de conter l’histoire de la trap music. Alors, il n’aura jamais le quart de l’influence de Gucci et n’aura jamais créé une déferlante semblable à celle d’un Waka Flocka époque Flockaveli. Mais parmi les trois têtes d’affiches du 1017 Bricksquad, il est loin d’être un maillon faible.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez quiconque négliger le nom d’OJ da Juiceman, rappelez-lui clairement que… OJ GOT SOMETHING TO SAY.
Illustrations par Lil Skywalkzer.