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Focus

Southside Still Holdin : les années Screwed Up Click

Les légendes viennent du Sud

JUP, le 31 octobre 2018

Après l’éclosion de Rap-A-Lot et avant les années Swishahouse, le Screwed Up Click a lui aussi porté haut les couleurs de Houston. Son influence n’a pourtant été que tardivement reconnue à sa juste valeur. Bienvenue dans les quartiers de Southside dont DJ Screw et ses acolytes, rappeurs dans la lumière ou voyous dans l’ombre, ont dessiné la légende.

Mix : Slimane aka Le Slimano

Les badauds peuplant les rues des quartiers sud de Houston ont aujourd’hui l’habitude d’assister aux lentes parades de Cadillacs aux couleurs criardes, rythmées par une musique étrange, molle et saccadée, comme tirée d’une sono prête à rendre l’âme. Au début des années 1990, ces mêmes autochtones n’étaient pas plus surpris quand des hommes armés, bandana sur le visage, interrompaient ce défilé en prenant d’assaut le véhicule pour en éjecter le conducteur avant de foncer à son bord vers les quartiers nord de la ville. Un épisode classique d’une petite guerre opposant les “dboys” (les dealers) du sud et du nord de Houston, dans laquelle la voiture était l’enjeu principal, tout comme les filles, la drogue et la musique.

Si la voiture faisait l’objet de tant de convoitises, c’est qu’elle valait à un homme sa réputation. Pour affirmer sa témérité on la faisait voyante et rutilante, et on roulait avec elle aussi lentement que possible. Ce vaisseau que l’on baptisa SLAB (acronyme de "Slow, Low and Bangin" ou "Slow, Loud and Bangin") ne se trouvait pas dans les mains du premier venu. Il fallait posséder le bon modèle, préférablement une vieille Cadillac ou une Buicks de collection. Il fallait la monter sur de précieuses jantes “84”, les fameux “swangas” qu’on jurerait arrachés à une batmobile. Il fallait orner son coffre de néons dessinant un adage de gangster, une épitaphe à un frère décédé ou un classique "Southside Still Holdin", qu’on faisait “popper” en signal de reconnaissance ou de provocation. Il fallait enfin disposer d’une réputation telle que personne ne songe à vous dérober votre précieux engin.

DJ Screw on the mixer and turntables
DJ Screw on the mixer and turntables. February 24, 1996. Special Collections, University of Houston Libraries. University of Houston Digital Library. Web. October 29, 2018.

Ultime ornement de l’époque, dans cette partie de la ville allant de Third Ward à South Park et communément appelée "Southside", nul dboy ne pouvait se pavaner au volant d’un slab sans traîner dans son sillage les échos de la musique de Robert Earl Davis Jr., aka DJ Screw. A l’inverse rien, du gangsta rap au R&B commercial, ne pouvait pénétrer ce territoire sans avoir été au préalable découpé, trituré et ralenti sur la table opératoire du chirurgien de South Park.

C’est à partir de 1992 que sous l’influence des dboys, les rues de Southside se retrouvèrent inondées sous les “screw tapes”, ces mixtapes préparées par le DJ depuis sa chambre, regroupant des morceaux en tous genres passés à la moulinette du désormais célèbre "chopped and screwed". Les screw tapes faisaient alors office de radio pour les auditeurs qui y découvraient Ice Cube et 2 Pac et s’amusaient à en décortiquer les paroles grâce à cette musique scientifiquement découpée et jouée au ralenti. Beaucoup des cassettes en circulation étaient des copies pirates, mais en une acquérir une originale n’avait rien de bien compliqué. Il suffisait de se rendre directement chez leur fabricant. Chaque soir devant le domicile de Screw le rituel était le même. Des centaines d’acheteurs s’y alignaient pour obtenir leur dose de chopped and screwed comme s’ils venaient se fournir en came. Pendant que Screw s’occupait de la distribution, son pote Reggie “Bird” Oliver se tenait derrière la porte un AK-47 à la main. Au cas où les gars des quartiers nords avaient l’idée de venir s’approprier les milliers de dollars que Screw empochait chaque soir. Des méthodes de trafiquant qui provoquèrent plusieurs descentes de flics, incitant Screw a ouvrir son célèbre magasin, le Screwed Up Records and Tapes (depuis fermé puis relocalisé).

DJ Screw ne se contentait pas de faire venir à Houston le rap des quatre coins du pays pour le cuisiner à la mode texane. La rumeur se répandit que des chanceux étaient conviés dans son nouveau domicile de Greenstone pour y confectionner leur mixtape personnalisée. C-Note, pionnier du rap de Southside avec son groupe les Botany Boyz, est ainsi reconnu comme le premier à avoir posé ses rimes sur une screw tape. Fat Pat lui n’était pas vraiment du genre à attendre qu’on l’invite. Il connaissait Screw depuis leurs années de petit dealers passées au lycée de Sterling. A peine entendit-il la voix de C-Note sortir de son radiocassette, qu’il déboula chez sa vieille connaissance pour y enregistrer sa propre tape. Personne n’aurait osé se mettre sur son chemin. Tous les protagonistes de l’époque s’accordent pour reconnaître à Patrick Lamont Hawkins un charisme irrésistible. Avec sa gouaille hors du commun, aiguisée dans la rue à jouer à "the dozens" avec ses potes, il était capable de monopoliser le microphone pendant des heures. Non content d’être un freestyleur de génie, c’est aussi à lui que beaucoup attribuent l’introduction dans le rap de Houston de ces airs de crooner qu’il déployait sur ses imparables refrains, et qui deviendront une des marques de fabrique du SUC, de Big Moe à Z-Ro.

A cette époque Lil Keke n’était encore qu’un lycéen, toujours prompt à rapper à la cantine ou dans la rue entre deux bagarres. A ses yeux Fat Pat et DJ Screw faisaient déjà figure de légendes. Fort d’une petite réputation dans son quartier de Herschelwood, il rêvait de jouer dans la cour des grands en se mesurant à Pat, le Freestyle King. Il obtint son ticket d’entrée grâce à son barbier dont Screw était un habitué. Le jeune prodige fit une telle impression au sein de la Screw House qu’un homme de main du DJ fut chargé de l’y reconduire chaque jour après les cours. La consécration arriva pour Keke le jour où dans l’embrasure de la porte apparut la silhouette imposante de Pat, qui lança un bref “c’est donc lui le gamin dont tout le monde parle”, avant d’empoigner le microphone pour se joindre à lui. De cette rivalité fraternelle naîtront d’innombrables freestyles cultes, dans le girond de Screw et en dehors, leur collaboration la plus marquante restant sans aucun doute le morceau 25 Lighters aux côtés de DJ DMD.

A en croire Lil Keke le Screwed Up Click devait à l’origine se composer de lui, Pat et Screw, comme une sorte d’imitation sudiste du trio de Run DMC. Mais un tel conformisme ne pouvait durer au sein de la Screw House, où les potes de passage devenaient vite des résidents permanents. Parmi eux Big Hawk (le frère de Pat), Big Moe, ESG et tant d’autres qu’on ne s’amusera pas à énumérer ici. Toute cette bande se réunissait pour de longues sessions nocturnes à fumer, boire et balancer leurs vers les uns après les autres, encore et encore, jusqu’à satisfaire le perfectionnisme du DJ. Une atmosphère parfaitement captée sur le légendaire freestyle June 27, enregistré en 1996 le jour de l’anniversaire de DeMo (à noter l’absence de Keke qui est alors derrière les barreaux). On aurait pourtant tort de s’imaginer ces longues sessions comme des parties de plaisir passées à siroter de la lean. Tous les participants les décrivent comme particulièrement harassantes. Z-Ro raconte que sa première apparition à la Screw House se transforma en trois jours de labeur entrecoupés de courtes nuits à dormir sur le sol. De ses propres mots, on se rendait chez Screw comme on se rendait en prison. Une fois entré dans la célèbre "wood room" où les enregistrements prenaient place, impossible d’en sortir avant que le DJ ne soit satisfait de votre performance. Pour vous empêcher de filer en douce la nuit, Screw avait pour habitude de verrouiller les lieux et de partir se coucher, la clé bien gardée au fond de sa poche.

C’est donc une drôle de population qui se retrouvait chaque soir à la Screw House. Autour du DJ affairé à ses platines, le micro passait des mains des OG à celles de novices fébriles à l’idée de prouver leur valeur. Certains invités eux ne touchaient jamais au micro. On ne connaît leur présence que par la mention de leur nom au détour d’un freestyle. Car ici bas il y a ceux dont on raconte la vie et ceux qui racontent la vie des autres. Corey Blount appartenait à la première catégorie.

Lorsqu’il s’agit d’évoquer Corey, Lil Keke n’a que deux mots à la bouche : le Slab King. Il devient intarissable quand il s’agit de raconter cette époque où, minot, il s’extasiait devant les bagnoles au volant desquelles Corey, à peine plus vieux, s’affichait fièrement. Un jour une Suburban, un autre une Lexus ou une El Dorado décapotable, toujours équipées des indispensables 84. Pour lui et les autres gamins de Third Ward, passer devant le garage de Corey était une tradition, et le contempler descendre les rues à bord de sa Cadillac Seville, fenêtre baissée et rolex à l’air, une cérémonie. Issu d’une famille de petits truands, Corey incarnait le voyou de classe dont les membres du S.U.C racontaient la vie fantasmée. Il n’a jamais pris le microphone (sauf sur le morceau Friends We Know de son pote Fat Pat) mais on lui attribue tout de même une initiative cruciale pour le SUC : c’est lui qui aurait transmis à Screw le morceau Swangin and Bangin de E.S.G, qui fera du natif de Lousiane un membre central du collectif. Corey était surtout le meilleur ami de Pat. Ensemble ils passaient leur journées à trafiquer des slabs, comme le rappeur en fait le récit sur son tube Tops Drop. Keke se rappelle de ce duo avec un souvenir vivace : Pat avait le génie, Corey la maille, et ensemble ils paraissaient inarrêtables.

Leur amitié fut marquée du sceau de la tragédie en 1998. L’avenir du SUC s’annonçait pourtant comme radieux. Lil Keke était sorti de prison l’année précédente avec dans ses poches l’hymne Southside qui propulsa son album Don’t Mess With Texas dans le haut des charts. C’était au tour de Pat de connaître la gloire nationale. La cruauté du destin, ou du showbiz, lui fit croiser la route de Kenneth “Weasel” Watson, un promoteur de soirée véreux chez qui il eu l’idée funeste de se rendre seul un soir de février 1998 pour collecter une dette. Il fut abattu dans les couloirs de l’immeuble sans que son assassin ne soit jamais identifié. Quelques semaines à peine avant la sortie de son premier album Ghetto Dreams, devenu depuis une des pierres angulaires de la discographie du SUC.

La mort pour l’un, la prison pour l’autre. A cette même période Corey entra dans le viseur du FBI, suspecté de diriger avec son frère un trafic de cocaïne entre Houston et la Louisiane. A l’enterrement de Pat, il porta en larmes le cercueil de son meilleur ami sous les regards des fédéraux planqués au bout de la rue. Son arrestation quelques semaines plus tard puis sa condamnation à la prison à perpétuité signèrent la fin d’une époque. La liste des drames ne fera plus que s’allonger. Comme son frère Pat, Big Hawk est assassiné en 2006. Comme son frère, son meurtrier reste inconnu. Sans compter évidemment les décès provoqués par l’abus de sirop de codéine, dont les plus célèbres victimes furent Screw lui-même en 2000 et Big Moe en 2007.

Ne jamais perdre la foi. C’est probablement ce que la mère de Corey Blount pensa lorsqu’en 2016 le président Obama exauça ses prières en accordant à son fils une grâce partielle. Sa peine réduite à 30 ans, Corey pourra sortir en 2028. Il aura alors 50 ans, et comme tous les autres protagonistes de l’âge d’or du SUC, il pourra enfin grogner en voyant les rues de sa ville envahies par de pâles imitations de slabs. Comme Lil Keke il pourra grommeler qu’à son époque rouler sur des 84s était un privilège réservé aux vrais “players”. Et pourtant, bien plus que les ventes d’albums ou les chiffres du streaming, cette banalisation est le signe de l’empreinte laissée par le SUC. De son influence culturelle qui a depuis longtemps dépassée les limites des quartiers sud de Houston, donnant un sens nouveau aux “Southside Still Holdin” en néons illuminant les coffres de leurs slabs.

NDR : les photos illustrant cet article sont tirées des archives de la Houston Hip Hop Research Collection, consultables sur le site de l’Université de Houston.


Liste des pistes

  1. Z-Ro - Lost my mind
  2. Trae Tha Truth - Barre
  3. Lil’ Keke & Big Krit - Me And My Old School
  4. E.S.G.- Sailin’ da South
  5. Lil’ Keke - I’m From Texas (feat Slim Thug)
  6. Z-ro, Trae Tha Truth - No Help
  7. Fat Pat - No Glory
  8. Big Moe - Barre Baby
  9. DJ Screw - After I Die
  10. Dj Screw - Talkin

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