Megan Thee Stallion, Bbymutha, Gangsta Boo : les diaboliques héroïnes du “Dirty South”
Une histoire de pimps, de ratchets et de sorcières...
, le 9 juillet 2019
Mieux vaut parfois endosser le mauvais rôle que de jouer les saints. Surtout lorsqu’il s’agit de gagner sa place au panthéon infernal du grand Sud. Portraits croisés de Megan Thee Stallion, Bbymutha et Gangsta Boo, trois diablesses à la conquête d’un monde de truands.
Illustrations : Camélia (adidaswitch / filleflingue)
Mix : Zouz Machine
Le magnétisme est palpable dans la salle de concert parisienne qui accueille en ce 4 juillet le phénomène Megan Thee Stallion. Les amatrices de rap sont venues en nombre pour rendre grâce à la native de Houston dont le culte ne cesse de grandir sur les réseaux sociaux. Elle n’aura pas vraiment besoin de se donner la peine de faire la démonstration de ses talents pour subjuguer le public. Megan est une commandante, une Calypso que sa cohorte de fidèles suivrait jusqu’au bout de la nuit dans ses bacchanales texanes.
Il n’y a pourtant pas si longtemps, Megan Pete déambulait encore comme une simple étudiante dans les couloirs la Texas Southern University, quand elle ne participait pas à un cypher de rappeurs amateurs organisé sur quelque parking de Houston. Une autre vie, qu’elle n’a pas totalement abandonnée, rêvant de terminer un jour son diplôme en administration de la santé. Car s’il y a bien une tradition chez les rappeurs du sud, c’est de ne pas se laisser atteindre par les caricatures. Megan par exemple, n’a jamais eu de problème à faire cohabiter ses multiples personas. Celle de l’étudiante studieuse, et d’autres beaucoup moins pudiques. Sa favorite, qu’elle a baptisé Tina Snow, serait la réincarnation du roi du sud en personne, le regretté Pimp C. C’est que dans son enfance Megan a plutôt été bercée par les histoires de maquereaux de UGK que les contes de fées. Une éducation peu orthodoxe dont elle tira une leçon fort utile dans sa vie d’étudiante ou d’artiste. Etre une pimp, c’est avant tout être maître de soi-même et de son destin.
Il faut dire que dans l’univers impitoyable du Dirty South, le mépris affiché par le reste du pays n’a longtemps eu d’équivalent que le peu de scrupule des patrons de labels locaux. Trishell Williams, dit Ms. Tee, peut en témoigner. Elle fut entre 1992 et 1997 une icône de la bounce music à la Nouvelle Orléans, et l’un des premiers joyaux de l’empire Cash Money. A une époque où le label fondé par Bryan "Birdman" et Ronald "Slim" William était surtout connu pour ses bootlegs d’albums distribués dans les rues de la ville, Ms. Tee en constituait l’un des plus précieux actifs. C’est en tout cas ce que lui aurait affirmé Wendy Day, consultante rendue célèbre par son intervention dans l’accord mirobolant conclu entre Universal et les deux frangins. Mais Trishell n’avait aucune connaissance des arcanes de l’industrie musicale lorsqu’elle signait à quatorze ans un contrat d’artiste qui la privait de royalties. Peut être aurait-elle dû se satisfaire des cadeaux et de l’argent de poche que lui consentait Birdman. Car le jour où elle lui demanda des comptes, il la bannit de son royaume sans aucun remords.
La mère de Megan connaissait bien les règles du jeu, pour avoir elle aussi tenté une carrière de rappeuse en son temps. Rien de plus logique que de la voir prendre en main celle de sa fille. Une mission à laquelle elle se consacra sans répit jusqu’à son récent décès. Elle avait pourtant manifesté une légère inquiétude en découvrant des années plus tôt la vocation de sa fille adolescente. Et les turpitudes contractuelles étaient loin de constituer sa principale préoccupation. Une jeune femme a bien plus à perdre dans cette industrie que des droits d’auteur. Elle risque sa respectabilité. Un vieux concept qui s’accommode mal des extravagances du rap sudiste. D’autant que Megan a toujours revendiqué fièrement son appartenance à une catégorie de femmes plutôt méprisées outre-atlantiques. Celles qu’on surnomme les ratchets. Pour rassurer sa mère, elle accepta tout de même de patienter jusqu’à ses vingt et un ans avant de s’assumer au grand jour. Le même âge que pour boire son Hennessy à la paille en toute légalité. Mais elle jura également que, cet âge révolu, plus rien ni personne ne lui dicterait sa loi.
On retrace l’origine du terme ratchet dans l’argot de Shreveport, troisième ville de l’état de Louisiane. Une déformation de l’anglais "wretch" (misérable), d’abord utilisée par les rappeurs locaux (un certain Mr Mandigo le premier) comme un adjectif fourre-tout pour décrire la vie du ghetto et ses habitants. Sa signification dévia au gré de sa diffusion dans la culture populaire jusqu’à devenir un stéréotype mysoginoire. La ratchet serait la fille de cité, noire, outrancière et sure d’elle. Trop pour un certain public, qui se délecte des vidéos de Worldstarhiphop et de Love & Hip Hop, tout en jugeant ses héroïnes trop bruyantes ou trop vulgaires. Mais plutôt que de se soumettre à un injuste polissage de leur comportement - longtemps préconisé par ce qu’on appelle aux Etats-Unis les "respectability politics" - de plus en plus nombreuses sont les rappeuses comme Megan qui brandissent leur tempérament ratchet avec la fierté de celles qui ne doivent leur réussite à rien ni personne d’autre que leur pugnacité.
Brittnee Moore s’est elle aussi souvent vu reprocher ses écarts à la bienséance durant ses jeunes années passées à Chattanooga, ennuyeuse et puritaine ville du Tennessee. Raison de plus d’afficher son anticonformisme par des tenus fantasques et des teintures multicolores similaires à celles des héroïnes de ces animes japonais qui la fascinent (un autre point commun avec Megan). L’un de ses favoris, le shōjo Utena, la fillette révolutionnaire, raconte les aventures d’une orpheline qui rêve de devenir chevalier, s’éprend d’une camarade de classe, et veut conquérir à l’épée le « pouvoir de révolutionner le monde » (sic). Tout aurait été plus simple si Brittnee avait pu, comme Utena, soumettre le monde par la force de sa volonté. Mais c’est plutôt lui qui s’efforça de la faire plier, au terme d’une adolescence chaotique, faite de querelles familiales, d’exclusions scolaires et de relations toxiques, qui s’achèvera par une grossesse précoce.
Les rêves de Brittnee auraient pu s’échouer là. Mais elle a beau tenir à ses quatre enfants (deux paires de jumeaux) comme à la prunelle de ses yeux, la fécondité de son imaginaire ne pouvait que déborder sur son quotidien de mère célibataire. Un imaginaire longtemps confiné aux recoins les plus obscurs du web, sur lesquels elle semait de manière sporadique des odes à la gloire des ratchets, mâtinées d’horrorcore. Il suffisait que le public les trouvent. Le succès d’estime en 2014 d’un morceau intitulé Black Widow, sur lequel elle raconte le meurtre d’un mari infidèle, l’incita enfin à plaquer les boulots précaires pour tenter de faire fructifier ses talents cachés. Un geste inconsidéré pour une mère de famille diront certains. Ce fut pourtant la meilleure décision de sa vie. La trentaine approchant, celle qui se rebaptisa Bbymutha - détournant le surnom moqueur dont on affuble les mères célibataires afro américaines - avait enfin trouvé sa vocation. Renverser nos règles archaïques. Comme Utena.
Avec une ambition pareille, Brittnee s’est naturellement trouvée quelques ennemis, quelle toise depuis les hauteurs de son royaume virtuel. Il y en a d’ailleurs un qu’elle aime tout particulièrement. Le dénommé Joel Osteen est un pasteur de télévision dont elle moque autant qu’elle admire le pouvoir qu’il exerce sur ses brebis. Elle, les religions traditionnelles et leurs prêcheurs de vertus ne lui ont jamais inspiré que méfiance. Vieux reste du traumatisme laissé par les interminables disputes entre sa mère, chrétienne dévote, et son père musulman. Sa soif de spiritualité et sa personnalité aventureuse la conduisirent sur des sentiers plus occultes. Du genre à vous mener tout droit aux sabbats de sorcières. Elle s’intéresse en particulier au Wicca, un mouvement qui mélange chamanisme et mythologies antiques, tout en accordant une place prépondérante à la divinité féminine. Sa popularité n’a cessé de croître au sein d’une génération biberonnée à la série Charmed, sous l’influence du féminisme de l’écrivaine Starhawk qui a naturellement érigé la figure de la sorcière en étendard de la lutte contre le patriarcat. Et si à l’instar de Bbymutha, d’autres rappeuses comme Azealia Banks, Princess Nokia ou Junglepussy ont pu dévoiler au grand jour leur intérêt pour la pratique de la magie noire, c’est bien la marque du triomphe de l’ouvrage longtemps accompli dans l’ombre par d’intrépides pionnières.
On imagine difficilement territoire plus hostile aux histoires de sorcellerie que la “Bible Belt” américaine. Surtout si l’on remonte l’horloge du temps de quelques décennies. La ville de West Memphis en fit la confirmation en 1993, lorsque la macabre découverte dans les bois voisins du cadavre de trois enfants affola la population. L’enquête expéditive de la police locale se dirigea contre trois adolescents, un peu marginaux et fans de métal, qu’on accusa de se livrer à des sacrifices sataniques. Malgré la faiblesse des preuves (et les malversations avérées des enquêteurs), les “West Memphis Three” furent condamnés à la peine capitale. Ils ne seront libérés qu’après des années passées dans le couloir de la mort.
Lola Mitchell n’était encore qu’une gamine lorsque la peur du diable s’emparait de Memphis. Mais elle n’avait déjà plus rien d’un petit ange. Au point d’inquiéter ses parents, à force de traîner dans les rues de la ville de plus en plus fréquentées par les gangs venus de Chicago. Une menace tout de même plus tangible que Satan pour une jeune fille. En vérité Lola n’a jamais eu l’intention de se frotter ni aux Vice Lords ni aux Crips. Mais sa puberté lui avait fait troquer ses poèmes d’enfant pour une nouvelle obsession : le rap. Et s’il était beaucoup question d’activités illégales dans ses textes, c’est juste qu’il lui semblait naturel d’embrasser les traditions musicales locales. Des plus anciennes avec la "pimp soul" de David Ruffin ou Willie Hutch, aux plus récentes avec le gangsta rap de 8Ball et MJG. Elle se révéla d’ailleurs plutôt douée dans cette dernière discipline. Suffisamment pour que son pseudonyme de Gangsta Boo parvienne jusqu’aux oreilles de Paul Duane Beauregard. Un camarade de lycée qui avait acquis sous le nom de DJ Paul une certaine notoriété dans les discothèques malfamées des quartiers sud, et dans les couloirs de son bahut où il écoulait à la pause déjeuner contre deux dollars ses mixes d’inédits enregistrés sur cassettes TDK. Non content de révolutionner les méthodes de distribution, il se faisait le chantre d’un nouveau rap lugubre et ancré dans la noirceur du Tennessee, en particulier avec sa série Underground, sur laquelle Lola fut conviée pour le Vol. 16 [For Da Summa of ‘94]. L’acte de naissance d’une amitié indéfectible, malgré les tempêtes à venir.
La suite de cette histoire est bien connue. Ou du moins en partie. Aux côtés de Paul et de son demi frère Lord Infamous, de Juicy J, Crunchy Black et Koopsta Knicca, Gangsta Boo vint parachever la formation de la mythique Three Six Mafia. Une bande de cinglés, fascinés par les pimps et les démons, dont l’oeuvre provoqua un séisme dont on commence à peine à percevoir l’ampleur. Le destin à part de son unique membre féminin reste à ce titre méconnu. Elle avait pourtant à peine quinze ans lorsque sortait Mystic Stylez en 1995, premier album culte de la Three Six. Il l’incarna aux yeux du public sous les traits d’une créature sans équivalent à son époque. Sinon dans les films de blaxploitation, où gangsters et vampires côtoient des prêtresses vaudou dangereuses et sexy. Gangsta Boo the Devil’s Daughter s’imposa malgré son jeune âge comme la reine maléfique de l’univers horrifique et gore de la Three Six. Une transformation profonde pour Lola, qui jusque là se sentait plutôt contrainte d’imiter les garçons pour se faire accepter dans leur entourage. Dans le costume de Gangsta Boo, elle pouvait désormais incarner selon son humeur une sorcière, une pimp, une ratchets, ou tout cela en même temps.
Mais qui était Lola en réalité ? Cette question, qui pourra sembler naïve au lecteur de ces lignes, lui revint pourtant comme un coup de massue après le tourbillon des premières années. Elle n’avait jamais eu le temps de se la poser. Trop occupée de ses 16 à ses 21 ans à enchaîner les concerts, devant des foules mélangées de rockeurs et de “dope boys” assoiffés de versets sanguinaires. Mais les années passant, son image lui semblait de plus en plus grotesque. Elle n’a jamais rien eu d’un gangster. Elle a d’ailleurs toujours eu les armes à feu en horreur, ce que, par fierté, elle se garda bien de révéler à Crunchy Black lorsqu’il lui offrait son premier flingue en remerciement d’un couplet écrit pour lui. L’idée même de vieillir dans cette industrie devint d’autant plus hasardeuse qu’elle n’avait aucun modèle pour la guider. A l’apogée de ses doutes, elle ira jusqu’à se renier en se rebaptisant temporairement Lady Boo, et en se plongeant dans la religion. Elle, la fille du diable.
Cette conversion laissa ses camarades dubitatifs. Elle avait de toute façon pris ses distances avec eux après la sortie de son second album solo Both Worlds *69 en 2001. Et sa conscience morale n’était pas la seule à dicter ce choix. Gangsta Boo n’était pas vraiment mieux lotie que Ms. Tee lorsqu’elle avait négocié son contrat avec Hypnotize Minds, le label fondé par DJ Paul and Juicy J. Les retours de droits lui parurent vite insuffisants. Qui plus est, le courant ne passera jamais vraiment avec Juicy J. Malgré son attachement indéfectible à Paul, elle prit la décision de tracer sa propre route. Choix courageux et sans précédent pour une rappeuse diront certains, stupide et voué à l’échec diront d’autres. Elle passera la décennie suivante à charbonner dans l’underground, où elle laisse quelques classiques, dont le superbe Witch en collaboration son amie La Chat.
Ce chemin de croix permit tout de même à Lola de se réconcilier avec Gangsta Boo, et de faire quelques rencontres qui eurent leur importance dans le paysage actuel du rap. La première est celle d’un beatmaker né à Memphis qui deviendra célèbre à Atlanta comme l’un des fondateurs de la trap. Le dénommé Drumma Boy était encore un inconnu lorsque Gangsta Boo le prit sous son aile pour qu’il l’aide à la confection de Enquiring Minds II : The Soap Opera, son premier album en dehors du giron de DJ Paul et Juicy J. Dans la foulée, le producteur ira connaître la gloire à Atlanta, sans jamais rompre son attachement à Gangsta Boo, faisant de leurs nombreuses collaborations le chaînon manquant entre la scène de Memphis et la capitale de Georgie. L’autre fils spirituel de Lola a grandi sur le rives de Carol City, à Miami. C’est là que Spaceghostpurrp a formé le Raider Klan, un groupe obsédé par la Three Six Mafia, et qui sera lui-même à l’origine du renouveau de la scène floridienne. En 2013 Lola invitait toute cette fine équipe sur sa mixtape It’s Game Involved. Comme un symbole, elle y collabore avec Amber London, jeune rappeuse qui sera l’une des rares à faire vivre son héritage des années durant.
Les choses ont bien changé depuis l’époque où Gangsta Boo s’évertuait à faire entendre sa voix dans un monde dominé par les pimps et les truands. Sûrement a-t-elle des raisons de se plaindre du manque de reconnaissance pour le travail accompli pendant toutes ces années. C’est l’inévitable sort des précurseurs. Au moins peut elle se targuer d’avoir engendré toute une descendance diabolique, faite de Megan, de Bbymutha, et de leur cortège de ratchets et de sorcières. Elles se chargeront pour elle de porter le flambeau, et de brûler ceux qui se mettent en travers du chemin.
Liste des pistes
- Megan Thee Stallion - Ratchet
- Megan Thee Stallion - Lookin
- BbyMutha - The Mutha Of Tears
- Megan Thee Stallion Ft. Moneybagg Yo - Make A Bag
- Gangsta Boo - Dark Shades
- Gangsta Boo Ft. Young Buck - Talk Nasty
- Gangsta Boo Ft. La Chat - Buss It
- Gangsta Boo - Sippin & Spinnin
- Megan Thee Stallion - Freak Nasty
- Gangsta Boo - Mask 2 My Face
- BbyMutha - Sailor Goon
- BbyMutha - Heavy Metal
- Gangsta Boo Ft. Amber London - Silent Night
- Gangsta Boo Ft. Asian Doll, Cuban Doll - Where Dem Dollas At (Remix)
- BbyMutha - Genesis
- Yung Baby Tate ft. BbyMutha - Wild Girl
Illustrations : Camélia (adidaswitch / filleflingue)
Mix : Zouz Machine