Après nous avoir offert la vidéo Ténébreuse Musique (en compagnie de Butter Bullets) au pied du sapin le 25 décembre 2015, AlKpote extirpait de sa hotte le huitième épisode de la saison 2 des Marches de l’Empereur (intitulé #CandyMan, accompagné de Brigistone) le 25 décembre 2016. De l’autre côté de l’Atlantique, Gucci Mane a profité de ces fêtes pour hisser son statut de légende au point d’incarner le grand Santa Claus lui-même. Un point commun parmi tant d’autres, idéal pour amener sur la table, entre la dinde de Noël et la galette des Rois, une question cruciale mais inexplorée : AlKpote est-il le Gucci Mane français ?
Présentons tout d’abord succintement les deux personnages. AlKpote, rappeur d’Evry (dans le 91), fait partie du paysage musical français depuis 2006. Bien qu’ayant rappé très tôt, ce n’est qu’à cette époque que sort son premier vrai projet (suite à sa signature chez Neochrome), Haine, misère et crasse, sous l’étendard d’Unité 2 Feu, groupe qu’il formait avec Katana durant les années 2000. Depuis, à coup d’interviews légendaires, de freestyles époustouflants et de projets abondants (16 mixtapes et albums, seul ou en collaboration), il n’a pas quitté la scène et fait plus que jamais en 2016 partie des poids lourds de l’underground. Gucci Mane de son côté, a commencé à faire parler de lui il y a une grosse dizaine d’années, à l’occasion d’un featuring rapidement transformé en beef (qui fera une victime mortelle collatérale) avec (Young) Jeezy, qui partageait alors avec T.I le rôle de roi de la nouvellement-née trap music et le trône du rap d’Atlanta. Un trône que le Seigneur de la Zone 6 (division administrative équivalente aux quartiers Est d’Atlanta), Gucci Mane (aussi appelé Guwop), viendra rapidement conquérir grâce à son stakhanovisme et à une inspiration démentielle, en profitant pour révéler des tas de jeunes rappeurs trainant dans ses pattes, et devenant le Vito Corleone d’Atlanta au tournant des années 2000 et 2010. Un trône qu’il ne quittera plus, malgré ses récurrents soucis psychiatriques et ses quelques allers-retours en prison... Et un trône qui lui offre, de fait, le statut de légende du rap underground américain, bien que son insertion dans le monde du mainstream US soit bien plus forte que celle d’AlKpote en France.
Des personnages.
Ce poids acquis au fil des années dans la scène underground ne relève en rien du hasard. Plus que ça même, les facteurs qui les ont mené l’un et l’autre à la place qu’ils détiennent aujourd’hui présentent des similitudes.
En matière musicale pour commencer, leur ingrédient de base est le même : une productivité sans faille. AlKpote expliquait dans l’émission que lui consacrait l’AbcdrduSon en 2015 vouloir arrêter de rapper, mais ne pas y parvenir. Poursuivant ainsi : "Mon système dans ma tête pour faire les rimes il est là, même quand j’ai pas envie de rapper j’trouve des rimes [...] même quand j’aurai arrêté le rap, le système il restera encore là". DJ Burn One, lui, racontait ceci à The Fader à propos de Gucci Mane : "He would be in the booth, did not want me to play a beat before he went in there, and from top to bottom would freestyle the whole song. Five minutes, three minutes, however long the beat was played for. Then as soon as the beat went off, he was like, “Alright, pull up another one" " ("Il était dans la cabine, ne voulant pas que je joue de beats avant qu’il n’y rentre, et du début à la fin de celui-ci, freestylait un morceau entier. Cinq minutes, trois minutes, qu’importe la longueur du beat. Puis, dès que l’instru prenait fin, il était genre, "Très bien, balance-en un autre"). Leur esprit semble conçu pour rapper, avoir le débitage de rimes comme fonction principale. Dès lors, en toute logique, l’un comme l’autre ont enregistré une quantité dantesque de morceaux. Et leurs très nombreuses mixtapes ont en plus la particularité de toujours fournir un nombre généreux de pistes. Une énorme productivité qui mène leurs auditeurs à toujours en avoir plus, et à se lasser d’autant plus difficilement d’eux.
Mais, rapper beaucoup n’est pas mathématiquement gage de succès. Si leur musique plait et ne tombe pas dans la monotonie à force de morceaux balancés à la foule, c’est que chacun a la recette. Chacun a son truc à lui qui le distingue des autres et rend sa musique particulière. Chez AlKpote, il y a trois grands axes : d’abord ses facilités désarçonnantes en matière de multisyllabiques, qu’il utilise allégrement depuis le début de sa carrière. Ensuite, une propension à jurer, à employer des mots complètement improbables et à name-dropper à tout va. Des mots et des noms qui servent autant à se mettre au service de son appétit pour la rime riche et l’assonnance, qu’à amuser, le public et lui-même. Puis troisièmement, un goût prononcé pour les ad-libs, les gimmicks qui reviennent en permanence, mongols à souhait. Et cette recette, cette patte AlKpote, est un objet d’intérêt essentiel pour ses auditeurs, pouvant mener un bon nombre d’entre eux à un état d’inlassable fascination. Une recette artistique qui, sur un point, a des similarités avec celle de Big Guwop. Si Alkpote a, ou a eu, par exemple ses « pute », « sisi », « exact » ; Gucci Mane a, ou a eu, ses « Burrr ! », « It’s Gucci ! », « Yeaaah ! » et autres. Un goût pour les ad-libs auquel s’ajoutent - chez ce dernier - un flow rebondissant comme une balle en plastique, reconnaissable entre mille, s’amusant comme un gamin à jouer des syllabes. Le tout combiné à une capacité à rentrer dans des délires - de morceaux, de phases - complètement tordus, aidé par des métaphores incarnant le WTF, et un certain penchant pour les concepts de morceaux excessifs.
Mais, leur plus grande ressemblance artistique se trouve paradoxalement... au niveau humain. Concernant l’image d’eux qui ressort dans leur musique, et la perception qu’en a le public. Si les amateurs de Gucci Mane et d’AlKpote les adorent, leur vouent presque un culte, c’est que plus que des personnes, ils sont des personnages, semblant sortis tout d’un droit d’un cartoon. Des êtres à part, inimitables, d’autant plus respectés que si leur rap n’est capable de rentrer dans aucune case, ce n’est pas seulement du fait de leur recette. Mais aussi d’une personnalité hors-norme. Chacun dans son style, bien à lui évidemment, un vrai personnage ne ressemblant à aucun autre. Des personnages loufoques qui, s’ils peuvent être pris pour des demeurés par quelques types pédants et narquois (qui sont les réels demeurés, en réalité), sont d’une espèce rare. De l’espèce rare qui est capable de toujours offrir sa dose d’humour au public par des phases de la plus noble des mongoleries, se renouvelant en permanence. Des personnages loufoques, toutefois capables de réguliers coups de semonce rentre-dedans, des plus logiques au vu de leur vie à l’un comme à l’autre. Qui leur assurent de garder une crédibilité que rien ne peut égratigner malgré tous leurs délires.
Car Gucci Mane et AlKpote ont ce point commun d’être de purs produits du hood, des mecs qui ont côtoyé la rue à en avoir la plante des pieds entièrement imprégnés de goudron. Atef Kahlaoui (AlKpote) est un enfant des Pyramides, et a plus sillonné Evry et le 91 que Manuel Valls. Comme Radric Davis Jr (Gucci Mane) en fait, le gosse de la Zone 6 devenu parent de la Zone 6, dont l’affiliation à sa ville et à son quartier est indissociable de son personnage. Dès lors, qui dit vécu de zonard, dit mode de vie très fortement déconseillé par l’INPES. En particulier en matière de drogue et d’alcool. Ces addictions, et tout particulièrement celle à la weed (ou à ses dérivés résineux consommés en Europe), sont un sujet récurrent dans la musique de l’un et de l’autre. « Je consomme ce machin depuis tant d’années » (Le Machin, Néochrome All Star, 2012), « J’fais des kilomètres pour un sac de beuh » (Marianne, L’Orgasmixtape vol.2, 2015), « je roule de l’afghan et je refourgue de la blanche » (Sadisme et Perversion, titre éponyme, 2016). AlKpote confiait d’ailleurs ceci, là encore à l’Abcdrduson : « à un moment donné, je me défonçais violemment pour pouvoir écrire ». Et il est extrèmement fréquent de le voir joint au bec, dans ses clips comme en interview ou encore dans ses storys Snapchat. Une défonce permanente ou presque qui rappelle celle d’un Gucci Mane qui, s’il a arrêté la drogue lors de son dernier séjour en prison (2014 à 2016), n’avait plus connu la sobriété totale depuis... 1997, à en croire un portrait lui étant consacré par le New York Times, dans lequel il avoue : "I felt like I couldn’t make music sober" ("J’avais l’impression de ne pas pouvoir faire de musique sobre").
Leur proximité en tant que rappeurs (avec la dimension artistique et humaine que ce terme comprend) est claire, donc. Pas totale, loin de là, ce n’est pas l’idée de cet article. Toutefois, un bon nombre de parallèles peuvent s’établir entre eux deux. Puis, la figure d’AlKpote évoque aussi celle de Gucci Mane si l’on prend quelques mètres de recul, et qu’on les observe en tant qu’acteurs de l’industrie musicale.
Des donneurs de force.
Prenez la saison 2 des Marches de l’Empereur, série de freestyles lancée une semaine avant la sortie du dernier album en date de l’Aigle Royal de Carthage, Sadisme et Perversion. A l’exception du premier épisode qui est une reprise instrumentale et mélodique du morceau Insomnie du 13 Block, chacune des vidéos de cette seconde saison voit AlKpote figurer en compagnie d’un ou de jeunes rappeur(s) prometteurs. Au fil des épisodes, il est possible de croiser ce même 13 Block, Leto (du Pso Thug), Black D (du XV Barbar) (cf. ci-dessous), Brigistone et le groupe de ce dernier, La B. C’est à dire une partie des jeunes goons qui émergent en matière de trap/drill française sans avoir encore un nom connu de tous les suiveurs de la scène française. A côté de qui il est aussi possible de croiser la MZ, Niska (avec qui il posait déjà en 2011) ou Vald. Des rappeurs à plus grande notoriété, mais eux aussi débarqués récemment, et qui prennent très probablement comme un honneur la validation de Papa AlK. Vald qui, d’ailleurs, est accompagné de Biffty (et d’Iron Sy, exception à la règle au vu de son ancienneté dans le rap jeu), mettant en lumière les connexions d’AlK avec DJ Weedim qui, à la manière d’un Mike Will ou d’un Zaytoven pour Gucci Mane, crée des connexions entre ses propres poulains et AlKpote.
Et tout cela rappelle évidemment le procédé employé depuis tant d’années par Gucci Mane, c’est à dire celui de valider les arrivants les plus prometteurs de la scène trap par des invitations sur ses mixtapes, sur des clips, voire sur des mixtapes communes. Alors, d’aucuns répondront que cette vocation est toute récente ? Ils ont tort à double titre.
Premièrement, parce qu’ils oublient la présence d’un Dinos Punchlinovic sur 3 morceaux de Neochrome Hall Stars 2 (2012), d’Infinit sur l’Orgasmixtape 2 (2015), et surtout de ses deux compères de Butter Bullets de manière ponctuelle depuis quelques années (Sidi Sid au micro, Dela aux machines) avec qui de multiples collaborations ont fini par aboutir à la superbe cassette Ténébreuse Musique (2016). Cette dernière laissant d’ailleurs apparaître Jok’air en solo et un Hamza au buzz tout juste naissant. Et tout ceci n’est qu’une liste non-exhaustive. Deuxièmement, parce que le AlKpote fin années 2000 se servait de son exposition bien naissante comme d’un miroir pour partager la lumière avec une foule de rappeurs du 91 (La crème du 91, 2009) ou d’Île de France (La crème 2 l’Ile de France, 2010). Et ça, c’est totalement Gucci. Cela ne saute pas forcément aux yeux, tout simplement car la scène sur laquelle Gucci Mane joue un rôle de parrain est celle d’Atlanta, capitale mondiale de l’innovation rapologique. Dès lors, quand on aide à lancer des Migos, Young Thug ou Waka Flocka Flame, le peuple s’en souvient plus aisément. Mais, qu’il s’agisse de jeunes artistes prometteurs, ou de rappeurs qui ne révolutionnent pas le genre mais à qui il souhaite donner de la force, issus de son 91 ou de toute l’Île de France, AlKpote a offert des coups de pouce à une bonne tripotée d’artistes plus méconnus que lui.
Daddies, daddies cool.
Toutes ces similitudes rappelées, mises bout à bout, permettent de mieux comprendre le point commun final entre nos deux trublions. Point commun résumable en deux citations :
« Tous ces nouveaux rappeurs savent bien que je suis leur daron »
AlKpote in Meilleur lendemain, 2015
« All these rappers are all my children »
Gucci Mane in All my children, 2016
Et oui, à force de donner de la force à droite à gauche, de détonner par leur musique et leur personnalité, ils ont inspiré un tas de petits. Qu’il s’agisse de copycat ou d’inspirations partielles, il y a toute une génération de rappeurs qui ont passé leur adolescence à se buter à la musique de Guwop aux USA et de Jonathan H en France, et dont la musique s’en ressent forcément. Mais, en bons papas, ils n’ont pas de haine pour ces rejetons. Certes, ils tiennent à leur rappeler qui les a conçu. Mais, tandis que AlKpote évoque ce sujet dans un morceau avec Vald – qui revendique totalement l’influence AlK dans sa musique - ; Gucci, lui, affirme dans All my childrens : « don’t nobody love you like pa love you » avant d’expliquer qu’il lui fallait leur consacrer un morceau pour dire qu’il est fier d’eux. Ils ont donné vie à un tas de marmots et se comportent en bons pères fiers de leur héritage et de rappeler qu’il y a un peu d’eux dans une belle partie des nouveaux rappeurs à la mode.
Dès lors, que dire ? Qu’AlKpote est le Gucci Mane français ? Ce serait inexact, étant chacun incomparables à quiconque d’autre, et AlK ne semblant absolument pas avoir construit sa carrière ou son évolution sur le modèle de Gucci. Alors, pour être précis, il faudrait plutôt dire que l’Aigle Royal de Carthage est la figure la plus proche sur la scène hexagonale, de ce qu’est la figure de Guwop sur la scène étatsunienne. Des living legends, des influenceurs, des personnages dont la griffe marquera de manière indélébile les briques d’un bâtiment voué à ne jamais avoir de toit, celui de leur mouvement musical, dont l’essence-même est dans l’inachèvement de sa propre construction.
Illustration : rimrimrim