Your Old Droog, cuvée 2019
Frank Zappa, rames de métro & bijouterie juive
, le 27 août 2020
Le rappeur originaire de Coney Island a sorti en 2019 une trilogie d’albums aux sonorités nostalgiques bien sentis, sur les traces des grands anciens.
La carrière de Your Old Droog a commencé sur un malentendu. Lors de la sortie de son premier EP en 2014, alors qu’il était totalement inconnu, la rumeur sur internet l’a confondu un temps avec Nas, certains étant persuadés que son premier projet était en réalité un side project du Nasty Nas sous un faux nom pour revenir au rap brut de ses origines. Le jeune immigré juif ukrainien de Coney Island a bien fini par sortir de l’ombre mais l’anecdote est restée, et s’il y a pire que d’être comparé à une légende comme Nas quand on sort son premier projet, la comparaison peut être encombrante à la longue. Surtout que la musique de YOD, s’il perpétue la tradition d’un boom bap rugueux typiquement new-yorkais, s’est avéré au final assez différente de celle de son prédécesseur.
« He sounds like Nas, He is Nas, He’s not Nas, now he’s garbage… »
The Greatest To Ever Do It
Il est vrai que notre "bon vieux pote" (le mot "droog" viendrait du russe et signifierait "ami") entretient ce flow tranchant et dur dans la lignée d’un Nas ou d’un Rakim. Chacune de ses syllabes, très articulées, cogne et griffe l’auditeur sans ménagement tout en conservant ce flegme imperturbable et froid qui faisait la marque du Nasty Nas. Mais YOD est plus brouillon et gritty, et ses références plus marquées par le rock. Si son grain de voix est celui d’un poids lourd et ses sentences de celles qui défoncent les murs comme des masses sur un chantier, cet ancien compétiteur des rap battles est aussi un grand fan de stand up et rêve d’allier le rap avec l’humour, le sens de la répartie et l’interaction avec le public pratiqués par ces gladiateurs de la comédie (voir l’interview de SURL en 2015).
Son sens de de la punchline efficace intéressa un temps l’industrie qui tenta à plusieurs reprise de le signer, mais le Droog est un animal méfiant et qui tient trop à son indépendance. Il pourra cependant compter parmi ses mentors des pointures old school de la plume comme Pharoah Monch ou le regretté Sean Price. Son sens de l’écriture l’amènera aussi à travailler pour Puff Daddy sur son projet No Way Out 2, qui ne verra jamais le jour. L’ancien nabab du rap new-yorkais lui aurait demandé de lui écrire des « trucs du niveau de Biggie » et « quelque-chose que je pourrais dire si Dieu était mon DJ » (comme il le raconte à Waxpoetics). Mais c’est finalement sa rencontre avec Tha God Fahim et Mach-Hommy qui influera le plus sa trajectoire, le premier lui montrant la voie de l’indépendance et le second chapeautant la direction artistique de ses derniers albums.
Comme ses frères d’armes, Your Old Droog fait partie de ces rappeurs qui ont décidé de se positionner en contre par rapport à cette économie du rap qui voudrait que la musique soit gratuite (ou presque) et dématérialisée, et son Bandcamp est bien achalandé en versions vinyle, CD et cassettes de ses albums. S’il est moins extrémiste dans ses choix tarifaires que ses compagnons, qui n’hésitent pas à taper dans des séries limitées avec des prix à trois chiffres, son travail a cependant de la valeur et il le revendique. Jusqu’à faire supprimer ses paroles des sites spécialisés comme Genius ou Musicmatch, dont l’utilisation s’apparenterait pour lui à de la « violation de copyright ».
L’année 2019 a été pour YOD un très bon cru. Après une pause en 2018 il revient en force avec 3 très bons albums, sortis à chaque fois sans préavis, avec Mach-Hommy au poste de producteur exécutif et une sélection systématiquement sans faute de beats aux tonalités vintages, sombres et poussiéreuses. Une trilogie d’albums qui pourrait bien être ses meilleurs jusqu’à présent.
It Wasn’t Even Close
La pochette du projet, magnifiquement illustrée par Emily Catherine, donne d’entrée le ton avec son fourmillement de détails signifiants et de références à la fois personnelles et complètement hétéroclites, de l’image de Franck Zappa sur les chiottes (que l’on retrouve samplé à plusieurs reprise dans l’oeuvre du Droog) au portrait d’A$AP Yams (un de ses modèles). Entre les invités qui vont de MF Doom à Lil Ugly Mane en passant par Roc Marciano, Wiki et Mach-Hommy, YOD balance ses punchlines avec mauvaise humeur sur des instrus confectionnées par des architectes du renouveau boom bap comme Sadhu Gold, Daringer, V Don ou encore Evidence. Basées sur des samples vintages et dissonants, rehaussées de beats lourds et répétitifs les instrus tapent fort. Mais si elles sont redoutablement efficaces elles peuvent aussi nous emmener dans des territoires à la frontière de l’expérimental et du rock progressif comme sur Haunted House Beat ou Devil Springs et son sample de Rotary Connection.
Transportation
Your Old Droog a toujours concocté avec le plus grand soin ses pochettes et celle-ci ne déroge pas à la règle. Avec son illustration qui rend hommage à la ligne D du mythique métro New-Yorkais, Transportation, comme son nom l’indique, est une ode aux modes de transports. La ligne D traverse New York dans toute sa hauteur en partant de Coney Island à l’extrême sud, traverse Brooklyn, puis Manhattan pour terminer sa course sur la 205e rue dans le Bronx. Une ligne essentielle pour un jeune homme qui vit a Coney Island et qu’il a du arpenter dans tous les sens de très nombreuses fois. Mais si Transportation mets à l’honneur le métro ("Under The Train", "Train Love") il prendrait presque des allures d’album concept en se focalisant sur plusieurs modes de transport tout au long du projet, "My plane", "Taxi", "Bikes, Bleeps and Busses". Le fait que les prods soient pour la plupart l’oeuvre de son comparse de longue date Mono En Stereo et que les featurings y soient rares participent également à renforcer la cohérence de l’album. Les instrumentales flirtent encore une fois avec le rock progressif comme sur le morceaux "The Cheese" avec son sample incroyable du groupe de krautrock français Lard Free.
Jewelry
Avec son troisième et dernier projet de l’année, Jewelry, qui voit le jour le 23 décembre 2019 pour la fête juive de Hanouka, le Droog marque un tournant dans sa carrière. Avec sa pochette aux collages punk qui va chercher une célèbre photographie des émeutes du quartier de Crown Heights en 1991, symbole des tensions raciales entre noirs et juifs aux états-unis, YOD enfonce le clou. Il accompagne la sortie de l’album d’un texte le présentant comme une célébration et une affirmation de son héritage culturel. Les productions, cuisinées par Fahim, Quelle Chris, Edan, Preservation et Cohen Beats, sont lourdes et puissantes et vont taper leur samples dans différentes musiques d’origine juive. Ses fidèles comparses Mach-Hommy, MF Doom et Tha God Fahim sont une nouvelle fois à ses côtés et notons pour les plus anciens que le Droog a eut le bon goût d’aller chercher le légendaire Scotty Hard (De La Soul, Wu-Tang Clan, Wordsound, Ka...) pour le mixage de l’album.
« (...) Well, I’m no longer going to diminish my heritage for your comfort, some people hate simply for the sake of hating, let them crumble under the weight of that burden…we will celebrate light and life…I’m a Jew in America. This is my story. Shalom. »
*YOD*
Cette cuvée d’albums 2019 est de bonne augure pour la suite de la carrière du Droog, même s’il n’a toujours rien sorti de consistant en 2020. On a cependant pu l’apercevoir sur les projets de ses amis, comme le très bon Eastern Medicine, Western Illness du producteur Preservation et le récent Mach’s Hard Lemonade de Mach-Hommy (sorti en exclusivité sur Tidal), ou encore avec Alchemist pour un featuring posthume avec Prodigy sur Crab Cakes (le morceau semble avoir été supprimé depuis des services de streaming). Prenons son silence pour une bonne nouvelle, le signe qu’il est en train de nous préparer quelque-chose de bien, d’autant que cela fait un moment qu’on entend parler d’un hypothétique Dump YOD en collaboration avec Tha God Fahim. À suivre...
Toutes les images sont tirées du compte Instagram de Your Old Droog.