Tribute to Gil Scott-Heron, the Bluesician
Covers & Samples
, le 14 mai 2018
Pas moins de 3 mixes, et autant d’émissions de radio de Black Mirror, pour célébrer le grand Gil Scott-Heron et son héritage dans le rap et la musique noire américaine.
Misère de la conception de l’Art dans la tradition occidentale, les musicologues et autres journaleux ont toujours besoin de désigner des originators, de prétendus pionniers géniaux qui auraient inventé à eux seuls un style musical, auraient infléchi de leur seule voix le cours de l’histoire. Alors on a beaucoup dit de Gil Scott-Heron qu’il était le "parrain du rap", le premier à poser ses poèmes de rue en rythme sur des boucles soul/jazz, entraînant à sa suite tout le mouvement hip-hop. Si beaucoup de rappeurs – notamment de la veine consciente des années 1990 – l’ont célébré comme source d’inspiration voire modèle, lui-même goûtait peu ce titre honorifique bien trop lourd à ses épaules frêles. Il préférait se dire "bluesician". Une jolie définition de sa vision si particulière de la musique, qu’il a défini avec le flûtiste et claviste Brian Jackson – son acolyte des débuts qui a composé avec lui ses plus beaux disques – comme de la "bluesology".
Tribute to Gil Scott-Heron Vol.1
Gil Scott venait du Sud. Il avait poussé dans le Tennessee, chez sa grand-mère Lilie Scott, abandonné par son daron (pour la petite histoire, un footballeur jamaïcain, premier Noir à jouer chez les Celtics de Glasgow) et laissé là tout jeune par sa daronne partie enseigner l’anglais à Porto Rico. Mais à l’âge de douze ans, il retrouve Lilie morte chez elle et doit partir s’installer avec sa mère dans le Bronx. Brillant élève et déjà passionné d’écriture, il parvient à entrer dans une école blanche réputée avant d’intégrer l’université comme boursier. C’est là qu’il a l’audace de prend une année sabbatique pour boucler son premier roman, superbe chronique des trottoirs sales écrite à 18 piges, Le Vautour. Il rencontre un petit succès et, avec l’avance de 5000 dollars qu’il a reçu de l’éditeur, il parvient à se réinscrire à la fac. Déjà un joli doigt d’honneur à l’institution blanche.
Décidément salement précoce, il écrit au même moment le morceau le plus retentissant de sa longue carrière, le monumental et ricanant The Revolution Will Not Be Televised, maintes fois cité, samplé, détourné, et premier d’une longue série de brûlots qui s’attaqueront autant au pouvoir – blanc – qu’aux errements de ses frères. Il est très vite repéré par le boss du label Flying Butchman, producteur entre autres du tardif John Coltrane, qui met à sa disposition un orchestre virtuose pour son premier disque studio, l’éternel Pieces Of A Man : Ron Carter, Hubert Laws et Bernard Purdie. Il compose le tout, et la plupart des grands disques suivants, avec son pote flûtiste Brian Jackson, cherchant à faire sonner ses poèmes comme de véritables chansons, à faire de ses mots écorchés de la musique. Sa voix, qu’il décrit lui-même comme le grondement d’une rame de métro aux roues crevées, est à la fois profonde et vulnérable, puissante et blessée, et s’embellira sa vie durant de toutes les laideurs qu’il traverse, entre deuils, addictions et multiples passages en prison.
Gil Scott-Heron se faisait beaucoup de mal mais nous aura fait beaucoup de bien. Après un long silence de près de 15 piges habité de fantômes et de fumées d’amnésie, il sortit le splendide et élégiaque I’m New Here en 2010, rappelant à tous à quel point ses mots et ses notes transperçaient les cœurs et les tripes. Ils n’étaient jamais aussi bouleversants qu’à peine rehaussés de légers tapis de cordes ou de sèches rythmiques, tutoyant même le divin quand sa voix se brisait sur la mélodie et dévoilait la fragilité qui l’emporta, seul, dans un hôpital pour indigent du New York qui "le tuait" depuis toujours.
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Tribute to Gil Scott-Heron Vol.2
L’œuvre de Gil Scott-Heron est immense et fut remise en lumière par ce crépusculaire I’m New Here. Nombreux sont les rappeurs et producteurs qui ont salué l’homme et le musicien quand il s’est éteint, et ont redit tout ce qu’ils lui devaient. Des boucles idéales, quelques mots glissés en intro d’un morceau ou en conclusion d’un album, une attitude de défi désinvolte face au pouvoir sous toutes ses formes. Mais surtout, au delà même de la forme et de sa scansion proto-rap – qu’il n’était déjà pas le seul à pratiquer quand il commença, les Last Poets et les Watts Prophets entre autres réinvoquaient eux aussi l’art des griots dans le ghetto –, c’est sa démarche d’alchimiste qui préfigurait l’ouragan rap qui emporterait tout au cours des décennies suivantes : faire de l’Art avec la rue, de l’or avec la merde, de l’exceptionnel avec le médiocre, de l’éternel avec le quotidien. Il changeait le slang en littérature. C’est en cela qu’il était bien un "bluesician", qu’il renouait avec cette tradition du musicien qui n’est qu’un parmi les autres, qui n’est que la voix d’un peuple réduit au silence. Plus qu’un pionnier, c’était donc un trait d’union, un pont entre le blues vagabond du sud de son enfance et le hip-hop à naître dans les rues de son Bronx d’adoption.
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Tribute to Gil Scott-Heron Vol.3
Le bluesician a été trop crucial dans notre amour des musiques africaines-américaines pour ne pas compléter les deux premiers volumes – consacrés à ses joyaux pillés par la crème du rap – avec une ultime sélection de sons qui nous sont fétiches et rendent compte des innombrables tentatives audacieuses qui ont déterminé son parcours. Gil Scott, l’homme comme le musicien, se sentait vivant dans le risque et ne connaissait pas le ménagement. Malgré une longue et sombre absence artistique, il aura su traverser époques et styles pour continuer à verser le poison de l’engagement et de la subversion dans la soupe de l’entertainment, ne sacrifiant jamais l’un à l’autre ou l’autre à l’un. Dire avec classe, sincérité, dureté, humour, profondeur, poésie, émotion, la condition qu’il partageait avec ses frères et sœurs en oppression, la colère qu’il éprouvait à l’égard du pouvoir blanc, l’espoir qu’il plaçait dans une prise de conscience qui n’oublie rien des blessures et des joies de l’enfance, la nécessité de se battre en se marrant, de s’opposer en jouissant, de s’abandonner sans baisser les armes. Il aurait pu faire sienne la punchline d’Emma Goldman : " “If I Can’t Dance, I Don’t Want To Be Part of Your Revolution”, mais aussi l’inverser "If it’s not revolutionnary, i don’t want to be part of your shitty dance."
Une sélection purement subjective, donc, pour ce dernier volume. On ne doute pas que certaines sonorités séduiront certaines paires d’oreilles tout en repoussant les autres. Mais Gil Scott-Heron y est toujours tel qu’en lui-même, à l’image de ses vrais héritiers, ces rares rappeurs qui savent s’adapter à l’écume des modes musicales sans rien perdre de leur mordant. Jamais relou, jamais léger. En vie en guerre et mort en paix.
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Retrouvez sur le blog de Black Mirror les autres émissions de Manu Makak. Black Mirror est une emission de La Locale.