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Focus

Dj Mingist Escape From Station 31

Malamute et mutations

Jocelyn Anglemort, le 31 octobre 2016

A l’occasion de la sortie de son nouvel album Return Of The Skullmane, nous nous sommes entretenus avec le producteur russe Dj Mingist pour parler de son amour du rap de Memphis. Bonus : Une compilation d’instrumentales polaires à télécharger.

A sa sortie en 1982, The Thing de John Carpenter reçoit un accueil glacial de la part de la critique, avec pour apothéose sa nomination au Razzie Awards au titre de la pire bande originale, pourtant écrite par le Maître Ennio Morricone !

L’histoire plonge en pleine Antarctique une équipe de chercheurs américains luttant contre une forme de vie extraterrestre hostile et polymorphe. La créature se révèle en effet capable d’imiter parfaitement toute autre forme de vie. Cloîtrés au sein de la Station 31, les protagonistes vont devoir lutter ensemble contre ce virus, quitte à sacrifier certains membres de l’équipage en chemin.

Les reproches de la critique ? Face à la superproduction E.T. l’extra-terrestre et son envahisseur au grand cœur, le film de Carpenter tranche par son absence totale de compromis. Avec son climat de panique échappant à toutes tentatives de contrôle raisonné, The Thing est une œuvre profondément noire et pessimiste, à mille lieues du film de Spielberg.

Autre époque, autre lieu.

10 ans plus tard, les danseurs des clubs de Memphis, Tennessee, s’époumonent sur les hits de nouvelles stars locales, Homicidal Ride de Tommy Wright III (1995), Deadly Verses de Gangsta Pat (1995) ou l’intro de Vol.1 : The Beginning par DJ Paul & Juicy J (1994), tous trois basés sur des samples du thème principal d’un autre chef d’œuvre de Carpenter, Halloween.

Les cliquetis des 808s, les samples horrifiques et les basses lourdes et saturées envahissent les productions sur lesquelles Kingpin Skinny Pimp, Al Kapone ou Lil Gin scandent des contes macabres et chaotiques. Le succès local est immédiat. Pourtant, ces ambiances sinistres, analogies à la réalité socio-économique post-industrielle du Memphis de l’époque, peinent à convaincre hors de l’état.

A l’instar de The Thing, les critiques goûtent peu la radicalité des propos et les issues finales désespérées des histoires que l’on nous propose. En effet, ici pas de place pour le hors-champ, la confrontation est brutale, les corps et les esprits se détériorent sous nous yeux, sans échappatoires.
Les musiciens comme le réalisateur se mettent totalement au service d’atmosphères lugubres, plongeant profondément dans ce climat de survie sociale et de la paranoïa qui en résulte.

Thème central du film de Carpenter, la paranoïa inonde également les textes des rappeurs du devil shyt autour de cette question : comment, dans un groupe solidaire qui se doit de lutter ensemble pour survivre, la survie individuelle devient-elle rapidement l’objectif premier ?
Qu’il provienne de la présence d’un virus ou de la crainte perpétuelle du snitch, ce sentiment d’isolement envahit petit à petit les personnages pour ne plus les lâcher, exacerbant leur méfiance envers les autres, puis, au final, envers eux-mêmes. Dans une société où l’homme est un loup pour l’homme, la force du groupe est une illusion éphémère.

La fascination pour le Mal qui vit en nous et nous transforme, littéralement, est aussi une thématique récurrente dans le cinéma de Carpenter comme dans le rap de Memphis. Présentée comme une menace abstraite, imperceptible mais pourtant bien réelle, cette force capable de transformer l’individu lambda en monstre est dépeinte avec une violence rare pour l’époque.

Il aura fallu bon nombre d’années et l’explosion du web pour que les albums des pionniers de Memphis et le film de Carpenter soient enfin évalués à leur juste valeur. Des décennies après leur sortie, leur pouvoir de fascination demeure intact.

DJ Mingist : la descendance

L’inspiration des sonorités de Memphis n’est plus à démontrer et perdure encore aujourd’hui à travers une multitude de producteurs et rappeurs s’affairant à domestiquer les figures de styles du devil shyt.

Le russe DJ Mingist est de ceux-ci.

A travers ses relectures des classiques de la Three 6 Mafia, il en apprivoise le savoir-faire et s’en sert de tremplin pour en faire évoluer les codes esthétiques et créer sa propre personnalité. Par cette réappropriation des codes passés, il cherche à en retrouver l’impact et comprendre la teneur de cette influence sur sa propre musique. Plus qu’un simple jeu de référence, il s’agit davantage d’une adaptation de l’œuvre des vétérans, tel Carpenter puisant dans la nouvelle de John W. Campbell "Who goes there ?" pour son film The Thing.

Son inspiration, on la retrouve dans la grande variété de samples qu’il utilise, jonglant entre les références hétéroclites et s’aventurant souvent hors des sentiers battus (B.O. en tout genre, disco, synthpop....). Dans ce paysage polaire, Mingist installe une tension continue par un découpage minimaliste des samples, de mélodies lancinantes et de samples vocaux.

Éloignées dans le mix, les voix des légendes de Memphis (T-Rock, Gangsta Black, l’écurie Hypnotize Minds) résonnent comme une menace abstraite, imperceptible mais pourtant bien réelle. Ces samples vocaux, davantage suggérés que véritablement exhibés, infectent les morceaux les uns après les autres et évoluent constamment. Ceux-ci prennent alors différentes formes, le monstre Three 6 Mafia leur perçant la peau comme pour s’en extirper. Les « Mafia » ou autres « Yeah Hoe » caractéristiques de DJ Paul et Juicy J résonnent ici dans ces espaces confinés, à la fois proies et prédateurs.

Cette mise en abyme donne l’impression que chaque morceau a une histoire qui commence bien avant et porte les marques de son passé. Mingist nous invite alors à pénétrer cette station désertée afin de comprendre ce qui a bien pu s’y produire.
Évidemment, tout est déjà joué d’avance, le néant neigeux qui encercle la station ne ment pas, il n’y aura pas d’issue possible.

Sélection

Avec 18 projets à son actif, DJ Mingist n’est pas du du genre à s’encroûter. Alors pour défricher un peu son travail, nous vous proposons une sélection de nos instrumentales préférées (pas d’offense envers les rappeurs avec lesquels il a l’habitude de collaborer, mais une volonté de supprimer toute humanité) pour se plonger au mieux dans son univers, loin du monde et hors du temps. En espérant que cela vous contamine également, rappelez-vous que quand les survivants sont condamnés, il est temps de laisser la Bête gagner pour de bon.

Télécharger le mix

Entretien

Quand as-tu commencé à produire de la musique ?

J’ai fait mon premier beat en 2008, juste pour m’amuser au départ. Puis quelques mois plus tard, je me suis rendu compte que j’aimais vraiment ça et que je devais persévérer dans cette voie. Je produis très régulièrement depuis.

Ton travail est très influencé par les sonorités du rap de Memphis des 90’s/2000’s, quand as-tu commencé à être friand de cette scène ?

J’ai découvert Three 6 Mafia vers 2007-2008, j’ai tout de suite beaucoup aimé leur style et ai commencé à reproduire les beats de DJ Paul & Juicy J. C’était assez difficile au départ parce que je n’utilisais pas de tutoriels, j’essayais de comprendre ce son par moi-même, à l’oreille. Il m’a fallu des années pour avoir une connaissance parfaite.

En 2012, pour me tester, j’ai commencé à poster des remakes d’instrumentales de la Three 6 Mafia sur YouTube. Les retours étaient très bons et beaucoup de personnes m’encourageaient à produire mes propres beats. Alors entre 2008 et 2014, j’ai essayé de maîtriser mes compétences pour enfin sortir mon premier album The Gray Masterpiece.

Qu’est-ce qui te plait le plus chez ces artistes ?

Dès le début, la Three 6 Mafia possédait toutes les variations des nouveaux styles de rap contemporains (phonk, dirty south, crunk). Ils évoluent tous les 5 ans, toujours en s’améliorant. Grâce à eux, nous avons Zaytoven, Lex Luger, et toute la musique pop sonne comme la Three 6 aujourd’hui ! La raison pour laquelle j’ai commencé à produire est mon rêve de travailler avec DJ Paul : si cela arrive un jour je ne pourrai pas être plus heureux !

En tant que producteur, quels sont tes préférés ?

Tout le monde sait que DJ Paul & Juicy J sont les plus influents dans le devil shyt de Memphis, mais mon producteur préféré est DJ Toomp, il suffit d’écouter cet instru pour T.I pour comprendre que c’est un pur génie.

En Russie, de nombreux producteurs semblent influencés par cette scène (SergeLaconic, DIRTY | PAWS) ? Comment expliques-tu cet engouement ?

Je ne sais pas si le fait d’être russe a de l’importance. Certaines personnes se sentent très proches de cette musique et lui montrent son dévouement en reproduisant ou en remixant des beats de cette scène. D’autres font aussi de la musique plus traditionnelle, plus polyvalente, parce qu’ils en ont une meilleure maîtrise. Malheureusement, la plupart du temps je vois des gens qui débutent sur FL Studio et commencent en quelques jours à poser des kicks, des snares et des hats sans aucun goût musical. Juste dans le but d’être vaguement célèbre. C’est très triste à entendre, quand ils me sollicitent pour une collaboration et m’envoient leurs projets, je me rends compte du désastre. Chaque producteur qui veut un son propre devrait au moins essayer d’apprendre quelque chose dans ce sens, plutôt que de courir derrière un peu de gloire.

Tu citais SergeLaconic, Serge a un style et une vision différente, avec un vrai amour pour Memphis. Il s’inspire de la synthpop russe et utilise beaucoup de samples, ça rend son style vraiment unique.

Donc, comme je l’ai déjà dit, il y en a pour tous les goûts.

En parlant de samples, tu en utilises beaucoup également, souvent en provenance de Memphis (la Three 6 Mafia en grande quantité, mais aussi Tommy Wright ou Gangsta Black), mais on retrouve également des éléments plus inhabituels et hyper variés, je citerais par exemple la BO du film Transfomers ou la chanson Magic Fly du groupe disco français Space. Comment t’organises-tu dans tes recherches ?

Les samples, c’est 50% de l’idée d’un morceau, ça permet de toujours trouver quelque chose qui correspond à mon style et mon humeur du moment, en gardant en tête de toujours rendre hommage au producteur qui a composé les échantillons utilisés.

En ce moment je joue à beaucoup de jeux vidéo et je porte beaucoup d’attention aux thèmes utilisés. Aujourd’hui, presque tous les jeux ont de grandes B.O. que j’écoute encore très longtemps après avoir fini de jouer. J’y puise beaucoup d’inspiration. Idem pour les films que je regarde, mais les jeux prennent de plus en plus d’espace dans ma vie.

Mon O.S.T. préférée est celle du jeu Mass Effect 3. Je suis un grand fan de science-fiction en général et celle-ci est un parfait exemple de ce que j’aime.

Je trouve qu’il y a quelque chose de très baroque, de très orchestral, dans ton travail, avec des sections d’instruments à vent et d’harmonies. Tu apportes aussi beaucoup d’attention aux intros et outros dans chaque chanson. C’est une vraie volonté de ta part ?

Oui, complètement. J’apporte beaucoup d’attention aux mélodies dans mes beats et même quand j’utilise des samples je fais mon possible pour garder un côté harmonieux entre mes différentes séquences. C’est pareil pour les intros et les outros, elles donnent le thème et l’ambiance pour chaque projet, les différentes histoires que tu peux entendre dans ma musique.

Sur tes différents projets on retrouve pas mal de featurings avec des rappeurs américains, Jgrxxn, Lil Locodunit, Kaotic Klique, ou russes, Velial Squad par exemple. Comment ces collaborations s’organisent-elles ? Comment distingues-tu les chansons sur lesquelles tu inviteras un rappeur et celles où tu utiliseras un sample vocal ?

Habituellement, je compose des beats sur lesquels on peut rapper aisément, sans trop d’excès ou instruments surchargés et d’une durée d’environ 3-4 minutes, puis je les envoie aux rappeurs. Si cela plait aux artistes, ils rappent dessus, sans aucune question la plupart du temps. Je ne travaille pas directement avec eux, mais j’aimerais beaucoup. Collaborer avec des gens tels que Locodunit, JGRXXN ou Lil Jack me donne beaucoup de motivation, donc je suis toujours en recherche de nouveaux artistes. La plupart des rappeurs ou des producteurs me trouvent sur YouTube sur Facebook après chaque sortie d’album et me proposent de travailler avec eux, voilà comment cela fonctionne pour moi.

Grâce au travail du Raider Klan, de Bones ou de Lil Ugly Mane, il y a un vrai regain d’intérêt pour le son de Memphis autour de jeunes artistes que l’on aime beaucoup chez Swampdiggers (JGRXXN et son équipe SchemaPosse, les jeunes de DoomShop Record ou le label G*59). Que penses-tu de ce revival ?

Ce succès s’explique par l’influence de ces personnes. Ces stars de la scène phonk / trill se contentent souvent de donner aux gens ce qu’ils veulent, c’est ce qui me pose problème parce qu’au final ils sonnent tous de la même façon. Ça m’attriste un peu, les gens ne veulent pas entendre quelque chose de nouveau. Et le plus triste, ces artistes ne veulent pas essayer de se renouveler non plus ! Ce n’est pas pour être négatif à leur encontre, bien sûr que non, mais on peut se poser la question de la limite de cette démarche.

Que peux-tu nous dire sur ton nouvel album Return Of The Skullmane ?

Return Of The Skullmane raconte tout ce qui a pu m’arriver de 2015 jusqu’à aujourd’hui.

Ça explique peut-être pourquoi il m’a fallu si longtemps (6 mois) pour le sortir. Vous pourrez le comprendre en l’écoutant, chaque piste décrit ces situations, ces états d’esprit. Je suis aussi très heureux d’avoir DIRTY | PAWS et Mr. Sisco sur l’album, ils ont tellement de potentiel ! TGM II est ma chanson préférée du projet.

Tu as des projets sur le feu pour les mois à venir ?

Bien sûr, certains d’entre eux sortiront même dès cette année ! Je travaille actuellement sur un nouvel album avec SergeLaconic, et une nouvelle mixtape de remakes de la Three 6 Mafia arrive très bientôt. Il y aura ensuite de nouveaux albums avec Jwill & Jayco, et un solo juste après.

Dans le cadre de l’organisation de notre beuverie d’Halloween, peux-tu nous donner 5 CD et 5 films pour se faire peur ce soir ?

5 albums :

1. DJ Mingist - Dark Corners Of The World
2. DJ Paul - Scale-A-Ton
3. Three 6 Mafia - Mystic Stylez
4. Mobb Deep - The Infamous
5. Gangsta Pat - Deadly Verses

5 films :

1. City Of The Living Dead, Lucio Fulci (1980)
2. Mirrors, Alexandre Aja (2008)
3. The Thing, John Carpenter (1982)
4. The Blair Witch Project, Eduardo Sánchez et Daniel Myrick (1999)
5. Jeepers Creepers, Victor Salva (2001)

 Retrouvez la discographie de Dj Mingist sur son Bandcamp

Mix : Jocelyn Anglemort
Cover art : Dirty Noze


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