Accéder directement au contenu

Albums/Mixtapes

CASISDEAD’S FAMOUS LAST WORDS

énigmes et drogue de synthès(e)

Moïse the Dude, le 22 novembre 2023

Pour ceux qui suivent les aventures du bonhomme depuis longtemps, le 27 octobre 2023 était un jour fermement coché sur le calendrier, puisque sortait le long awaited premier album de CASISDEAD : Famous Last Words. Le gars se fait sporadique et cryptique depuis au moins dix piges et pourtant, la hype est réelle, en tout cas sur son île de Grande-Bretagne où il est loué par la presse et par ses pairs et même jusqu’aux Amériques, puisqu’en 2017, Asap Rocky désignait CAS comme son rappeur anglais préféré. Bizarrement, il reste relativement méconnu chez nous.

Après avoir traîné dans le grime au début des années 2000 sous le nom de Castro Saint, il disparaît de la surface de la terre entre 2007 et 2012. Personne ne sait ce qu’il est devenu durant ces cinq années. Interdiction de lui poser des questions sur cette période, comme sur son enfance, ou sa vie privée. Malgré tout, grâce aux rares interviews qu’il a données, on grappille quelques éléments biographiques. D’ascendance britannique et ghanéenne, issu de Tottenham, quartier du nord-est de Londres, grand vivier de rappeurs (Skepta, JME…). Environnement difficile, père absent, violence domestique, violence dehors aussi, drogue (vente et consommation. L’addiction est une thématique récurrente), décès parmi les proches, cancers, morts violentes... Concernant sa disparition entre 2007 et 2012, les spéculations sont permises, la piste médicale n’est pas à exclure (grave accident de la route ? longue maladie ?), celles de l’incarcération ou de la désintox non plus. Semblerait que CAS ait croisé le regard de la faucheuse d’assez près. Cependant, s’il se présente comme un survivant de l’enfer, il relativise, rappelant que beaucoup de gens ont cette vie. Et il élude en disant que certaines réponses aux questions sont dans ses textes. Rester vivant semble être son principal objectif ; en être arrivé là est déjà une victoire. "I’ve never been all right" déclarait-il début novembre à un journaliste du magazine The Face, alors que la sortie de l’album battait son plein. Les lines faisant référence à la mort et au suicide sont courantes dans ses textes. A moins que tout cela ne soit qu’un vaste storytelling pour faire monter la sauce.

Bref, c’est donc en 2012, qu’il revient masqué et le mystère qui entoure l’identité de celui qui se fait désormais appeler CASISDEAD, ajoute indéniablement de l’aura à l’aura. Là aussi, pas mal de rumeurs sur son identité, je n’ai pas eu le courage de creuser. Les traces visuelles de sa période Castro Saint ont été supprimées des internets. Au fond, peu importe Au départ, il arbore un masque genre hockey/paintball façon tête de mort et ensuite différents masques humains en caoutchouc souple extrêmement bien faits, façon seconde peau, recouvrant la tête entière jusqu’au cou, comme les prothèses qu’on utilise dans le cinéma. De cette volonté de ne pas se montrer, il dit simplement que c’est pour préserver son anonymat. Dans une interview qui daterait de 2013, il indique travailler comme assistant pédagogique en garderie, et ne pas vouloir perturber les gamins… Encore un truc invérifiable.

En 2013/2014 il sort la très bonne (et plutôt grime) mixtape The Number 23 (référence possible à la théorie de l’énigme 23 ? Je vous laisse chercher…), qui regroupe pas mal de titres sortis jusque là, dont Leon Best, et Drugs (clipé sous le titre Drugs don’t work) un titre bien dark sur l’addiction, un truc qui, si tu l’écoutes en boucle, te plonge dans une profonde, insondable mais grisante tristesse, bad trip et replay value garantis. La prod entêtante, grimy à souhait, avec son sample de The Verve (la Grande-Bretagne bébé). En 2015, il lâche Commercial 2 (Commercial 1 n’existe pas, quel boute-en-train), un EP dispo en digital et vendu uniquement en K7. Il y rappe sur le Phone Call de Kavinsky et autres prods pleines de synthés 80’s rétro futuristes, une couleur musicale qu’il affectionne et qui deviendra sa marque de fabrique. Une formule qui arrivera à maturité quelques années plus tard, d’une part avec le morceau Pat Earrings et d’autre part avec l’album. De cette passion sincère pour les sonorités 80, new wave et synthpop, il dit simplement que ça trouve écho en lui, on imagine à un niveau émotionnel - et comme je le comprends.

Ensuite, sur une période de deux-trois ans : une collab avec Tricky et des singles clipés, notamment Simon, encore un morceau bien rude sur la consommation de drogue ; le titre Before This en feat avec Later (qu’on retrouvera sur Famous Last Words) un track un peu moins dark - encore qu’avec CAS, le diable se cache dans les détails.

Et un beau jour, blackout sur son insta, panique chez les fans, CAS serait-il dead une seconde fois et/ou pour de bon ? A moins que ce ne soit encore une savante technique marketing jouant sur la fascination morbide et les possibilités de résurrection. Toujours est-il que les admirateurs s’inquiètent, ce n’est pas comme si le bonhomme n’avait pas déjà donné de sévères signes de dépression.

Puis sort le fameux Pat Earrings. Il y est question d’une histoire d’amour compliquée parce que tarifée. La prod, signée Cyrus, est hypnotique, si le thème principal est un sample, difficile d’en trouver la source et les crédits sont assez maigres concernant ce titre. Quoiqu’il en soit, CAS, un brin laid back, tout en espaces et précision, la ride à la perfection. Le morceau apparaît dans les séries People just do nothing et Top Boy, ce qui contribue à gonfler le buzz.

Ensuite, plus grand chose. Il réalimente son insta de contenus nébuleux, les fragments d’un nouveau monde, forcément sombre, c’est l’avènement de l’entreprise Dead Corp, son label. Puis nouveau gros ménage sur le réseau, avant de simplement renvoyer une poignée de singles, qui cette fois, annoncent l’album. Je bave mais j’ai peur. Je veux qu’il me serve une sauce conforme aux attentes, ce new wave rap modernisé, gorgé de pluie fine et de spleen urbain londonien, une extension de la B.O. d’un film de Winding Refn, genre Drive. L’analogie n’est pas anodine.

Quelques semaines avant la sortie, la tracklist est dispo sur le site du prestigieux label XL Recording (M.I.A., Radiohead/Thom Yorke, Kenny Beats, Dizzee Rascal par le passé, et autres), ainsi que la précommande des différents supports physiques. L’air de rien, entre tracks anciens et récents, 7 titres ont déjà été révélés. Peu de surprises à venir, ce qui, paradoxalement, me rassure : la marge d’erreur est amoindrie. Surtout, Pat Earrings sera dedans. En vieux crouton fétichiste, je suis ravi à l’idée de pouvoir posséder le morceau sur vinyle. Bref, ça s’annonce cohérent, dans la vibe attendue. Je parlais de B.O., c’est réellement l’esprit de l’opus. Raccord avec la démarche de CAS, qui expliquait déjà en 2014 sur I-D Vice, qu’il pense d’abord à tourner des images, avant de trouver la musique qui ira avec, il se considère autant, si ce n’est plus, réalisateur/directeur artistique que rappeur. Il est vrai que ses visuels les plus récents sont soignés. Et pour vraiment donner des airs de B.O. à son oeuvre, il a truffé la tracklist de 8 interludes, traits d’unions tout en nappes et sons d’ambiance, en soutien de dialogues joués par un ami, l’ex mauvais garçon devenu acteur Ed Skrein (vu dans Deadpool ou Game of Thrones), et la comédienne Emma Rigby. Suffisamment courts pour ne pas altérer l’écoute, laissant entrevoir une société dystopique où l’entreprise Dead Corp fabrique l’Aghast 6, une drogue procurant aux consommateurs une indifférence libératrice aux émotions parfois douloureuses qui font l’humain. En creux : le contrôle des masses. Le produit a même son site internet. Le commentaire social fait aussi partie du rap de CAS, par touches rapides et nettes.

“Soon the poor ain’t gonna have shit to eat except the rich yeah they love you when you’re dead let you have that loan, yeah, they love when you’re in debt”
Sarah Connor

Famous Last Words c’est donc 8 skits sur 23 pistes, ce qui nous laisse 15 morceaux rappés, entre atmosphères froides et d’autres plus enlevées (mais toujours avec la touch 80’s). CAS rappe comme un chef, déroulant de sombres histoires en alignant les allitérations et les assonances avec une précision et une fluidité MF Doomiennes. Il faut insister sur ses qualités de rimeur et de rappeur, planteur de décor hors pair, story-telleur olympique, technicité en prime. Le gars est un cran au-dessus de la moyenne.

“Only MC on my level MC. Escher”
Traction Control

Ici, une réf malicieuse et métaphorique, à Maurits Cornelis Escher, fameux dessinateur de constructions impossibles, défiant les lois de la physique.

A chaque morceau sa voiture de luxe ou de sport à gros moteur comme cadre principal de l’action, un album validé par Dominique Chapatte. On note la dédicace à Duke of London dans le livret, concessionnaire londonien spécialisé voitures de collection en tous genres. A chaque morceau son personnage féminin équivoque, girl next door, prostituée, star fuckeuse et autre papillon de nuit, à chaque morceau son rapport charnel teinté d’amertume. Les amours sont constamment dysfonctionnelles, déréglées par les drogues, des problèmes psychologiques, un contexte défavorable et/ou la violence (sexuelle) masculine qui est pointée du doigt, comme dans Steptronic ou Boys will be boys, qui se termine par celle line définitive : “it’s us that made her like this, it’s deep”. Boys will be boys dont le clip est réalisé par Ed Skrein, starring Emma Rigby, on ne change pas une équipe qui gagne. Clip dédié à la mémoire de Ebow Graham des Foreign Beggars. A chaque morceau sa désillusion, sa pointe de lose et de mélancolie, jusqu’au dernier track, Skydive, feat. Neil Tennant des Pet Shop Boys, légende de cette synthpop si chère au rappeur, où le temps est passé en un battement de cil, où les nouveaux artistes sont fake et surcôtés, où la musique de qualité n’existe plus que sur de vieilles cassettes (CAS a un petit penchant le rap c’était mieux avant ; Fuck les mythos !) ; où l’on regrette les proches partis trop tôt, où la tristesse finit par l’emporter.

Homme de goût à la (pop)culture générale étoffée, il name drop plusieurs fois Bowie et Prince, mais aussi David Lynch, Hank Moody (le personnage joué par David Duchovny dans Californication), Kate Bush, Erasure (groupe des 80’s, évidemment), Freddie Mercury, Bjorn Borg et Lindsay Davenport, sans oublier sa console de jeu Sega, ce qui ne nous rajeunit pas et trahit l’âge du rappeur, né en 1986.

“Nah I don’t have snapchat, I’m not easy to contact, I’m old school like that”
Before This

Sur cet album CAS est bien entouré. Plusieurs featurings pour des refrains chantés. Neil Tennant, on l’a dit, représente une forme d’adoubement et de consécration, mais aussi des chanteuses : Ellie Kamio du groupe Sälen, Connie Constance, Dora Jar et Megan Louise de Desire (deux fois), toutes issues de l’indie pop et indie rock branchouille britannique ou américain. Très connecté le CAS… Pas un seul rappeur à l’horizon (pour quoi faire ?). A la prod, ça ne plaisante pas non plus. CAS est crédité comme executive producer, secondé par Michalis “MSM” Michael (qui s’est également occupé du mixage). Collaborateur de longue date, MSM est un ingénieur du son et producteur du nord de Londres ayant bossé avec de grands noms du grime et autres artistes archi bankable genre Drake ou Ed Sheeran. Le mastering est assuré par Joe LaPorta, du studio Sterling Sound, New Jersey. Solide.

Dans le détail, on notera que les skits sont produits par Johnny Jewel, multi instrumentiste américain, pas mal porté sur l’ambient, l’électro-electropunk, grand amateur de sons analogiques, fondateur du label Italians do it better, et membre de plusieurs groupes, notamment Desire (avec la Megan Louise pré-citée) dont le morceau Under Your Spell est présent sur la B.O. de… Drive. La boucle est bouclée.. Jewel semble avoir eu son importance dans la conception globale de l’album. Sinon, le gros des morceaux est produit par un certain Felix Joseph, ayant bossé notamment avec Jorja Smith, Pa Salieu, Goldlink et d’autres. Le reste est partagé entre différents prodos : Kyle Dixon (encore un amateur de synthés, ayant bossé sur Stranger Things), Cyrus (fidèle de CAS cité plus haut), The Purist (producteur anglais ayant bossé avec des grosses têtes du rap US) et CAS lui-même. Il est frappant de constater que les prods sont conçues et mixées comme des prods d’électro pop, même les parties rythmiques. Certains beats sont carrément pop par essence, à l’instar de Marylin ou Venom. La couleur générale de l’album n’est pas rap, c’est finalement le flow de CAS qui vient nous rappeler dans quel bac se range le disque. En terme d’ingénierie sonore c’est ultra soigné, ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu un disque aussi bien mixé et masterisé. C’est beau, c’est fin, en même temps ça pète, chaque effet est parfaitement dosé, chaque fréquence ajustée au poil, on profite de chaque détail et le tout en cohérence avec la ligne directrice néo 80’s. Les britanniques sont admirables quand il s’agit d’assumer une D.A. en allant piocher dans des genres sans les trahir pour en faire quelque chose d’autre.

S’il y a peut-être un défaut à l’album, c’est que face à ce résultat maîtrisé et homogène, si joliment façonné ; on en viendrait presque à regretter un petit manque de roughness, la petite tarte dans la gueule, la pincée de radicalité viscérale et cradingue qui font certains chef d’oeuvres comme le premier Wu Tang, le premier Dizzee Rascal, premier The Streets ou le premier Roots Manuva, c’est à dire des albums fabriqués avec une vision singulière, certes, mais aussi et surtout avec trois francs six sous et la rage au ventre. Ce qui n’est, ici, déjà plus le cas, à en juger par les intervenants et les moyens déployés. La rudesse véritable se trouve plutôt sur la tape The Number 23.

Néanmoins Famous Last Words est le beau et grand résultat d’une gestation lente, l’aboutissement d’une vision mûrie et concrétisée par des personnes hautement qualifiées. Une formule unique, qui devrait bien vieillir. Maintenant, on aurait presque envie que CAS disparaisse encore pendant 10 ans… et revienne avec une drogue de synthèse d’égale qualité. Au fait, famous last words, pourrait se traduire ici par Le mot de la fin (avec l’idée d’une vérité définitive), ce qui ne manque pas d’ironie, pour un premier album. La mort qui rôde, toujours.

liens vers articles/itw pour creuser : Loud and Quiet, bboykonsian, Rinse FM.


VENEZ DISCUTER AVEC NOUS SUR
DISCORD ET TWITTER :-)