Chronique « piste par piste » du dernier effort du patron de l’Acid Rap, Esham.
Déjà 2018 et Esham The Unholy de Detroit ne lâche toujours pas l’affaire après presque trente ans d’une carrière mouvementée dans le rap underground et indépendant. Méconnu du grand public même dans son propre pays, le Godfather of the Wicket Shit, créateur de l’Acid Rap, véritable pionnier de l’horrorcore et considéré par toute la nébuleuse du genre comme une légende vivante, nous revient avec un mini concept-album de saison intitulé Dead of Winter – 9 nouveaux titres tous pensés et écrits autour d’une même thématique : la neige, le froid et l’hiver en général, réputé pour être particulièrement impitoyable dans le Midwest américain. Son dernier album $cribble sorti en 2017 n’avait pas fait l’unanimité chez les fans dont les plus hardcore regrettaient la faible présence de « wicket shit » et dont les autres saluaient une fois de plus la capacité indiscutable du rappeur à se réinventer, Esham est donc revenu mettre les pendules à l’heure avec un album sans compromis, froid et méchant, qui, une fois encore, vient confirmer que lui seul est capable de restituer ce son unique qu’il a lui-même créé et que tant d’autres ont voulu copier en échouant misérablement.
Avec Dead of Winter, Esham nous propose un nouveau voyage musical tortueux dans les rues catastrophiquement rudes et désolées de Detroit en mélangeant sans effort ses samples et ses influences rock et electro pour nous offrir un album de rap inventif et créatif à une époque où la redondance et le refus de toute originalité semblent être devenus la norme.
1. Hypothermia (prod. by Esham, guitar by James Peter Olson
L’album démarre fort et donne tout de suite le ton avec une froide entrée en matière, un souffle de vent gelé qui vient courir sur la glace et confirmer qu’Esham n’est pas venu réchauffer l’atmosphère. Le morceau est produit par ses soins et on reconnait de suite sa touche personnelle avec ces dissonances et son beat electro-rock, doublé de samples de cuivres jazzy et d’une habile couche de guitare distordue. Avec son entêtant « Hypothermia » qu’on retrouve à chaque début de ligne, il prouve encore qu’il a cette facilité naturelle à sortir une structure qui résonnera plusieurs jours dans les oreilles de l’auditeur. On y retrouve son flow caractéristique, parfois subtilement approximatif qui donne toute sa rondeur à son art, et qui peut d’ailleurs parfois en refroidir plus d’un. Les rimes s’enchainent sans chaleur et Esham se présente comme l’abominable homme des neiges des Grands Lacs du Michigan, comme sur la pochette façon film d’horreur à l’ancienne.
2. Dead of Winter (prod. by Esham)
La chanson déjà sortie sur la compilation Hallowicked 2017 d’Insane Clown Posse, avait fait office de single en attendant l’album. Aussi difficile qu’il était de se faire une idée du délire avec un morceau de moins de deux minutes, on en avait tout de même déjà assez pour se dire que ça s’annonçait bien wicked et dans des sonorités typiques du rappeur. Le beat bien lourd donne l’impression d’une méchante couche de glace sur laquelle le rappeur patine sans glisser en enchainant des rimes froides et pessimistes qui viendront rassurer ses fans sur le fait qu’effectivement : the wicket shit will never die. Les références habituelles au suicide mêlées d’images de gel ne mentent pas. « I’ve walked on ice and never fell, I’m esham boomin’ words from hell », Esham avait mis le feu au rap underground avec son premier album en 1989, il est de retour en scellant cette fois son art dans la glace : « Been doing this all my life, I’m no beginner, if life’s a bitch I put my dick all in her ».
3. Let it Snow (prod. by King Arthur)
Après deux premiers morceaux plutôt rythmés, Esham décide de calmer de jeu et de poser un rap lent sur un beat plutôt ambiant et minimaliste, comme pour rappeler l’effet à la fois lourd, paisible et assourdissant d’un bel épisode neigeux qui vient recouvrir et ralentir la vie. La voix est grave, profonde, comme morte à l’intérieur – ce qui colle bien car ici, imbriqué dans des images de froide blancheur, la rappeur revient sur sa relation passée avec la cocaïne, d’où les références à son nez qui coule et à la neige qu’il ramasse à la pelle. On y retrouve les effets de voix pitchée grave typiques du rappeur qui illustrent le blizzard dans sa tête et les méchantes redescentes. Un morceau planant et bien construit, Esham exploite le beat à sa façon toute personnelle et fait ici honneur à une chouette production d’un ami de Besançon qu’il a choisi de créditer en tant que King Arthur.
4. Sub-Zero (prod. by Esham, guitar by James Peter Olson)
Esham continue à alimenter son album avec des titres de chansons qui viennent appuyer son concept mortellement hivernal et démontre encore sa versatilité musicale en nous proposant une espèce de ballade froide et rock/rap en y apportant des lignes à moitié chantées qui pourraient doucement rappeler Marilyn Manson. C’est sur un nouveau beat de sa production doublé d’une guitare sourde que le rappeur choisit la métaphore de Sub-Zero pour nous expliquer comment la vie et son art lui ont gelé le cœur et l’ont rendu insensible. On reste ici complètement dans le sombre et la désolation caractéristiques des thèmes de prédilection du rappeur avec des rimes presque douloureuses comme des engelures et des mélodies sans âme, ou plutôt prises dans les glaces de son âme gelée t’sais : « You turned me into a villain killin’ these heroes, my heart is so cold now they call me Sub-Zero, I used to be so high but now I’m so below, let me know if you feel icy icy blue like me ».
5. I’m Sorry (prod. by King Arthur, guitar by James Peter Olson)
Le gentleman qu’est Esham ne pouvait évidemment pas se passer d’écrire une chanson for my ladies, et ce sur un autre beat de King Arthur sur lequel il a rajouté de nouvelles lignes de cette guitare qui nous suit depuis le début de l’album. Sans doute le morceau le moins réussi musicalement, et aussi celui qui déteint le plus dans l’ensemble du concept de Dead of Winter, Esham se débrouille néanmoins pour l’habiller de belles lyrics qui reviennent sur ses ratés et se présentent comme des excuses faites aux personnes qu’il a déçues. Le flow qui pue la sincérité et la pitié vient renforcer le côté dramatique de la chanson et reflète singulièrement l’état d’esprit du rappeur brisé, le vilain petit canard du game qu’il a toujours incarné. Une écoute qui reste agréable malgré un morceau qui comparé aux autres manque de ce petit goût de reviens-y.
6. El Diablo (prod. by Count Trackular)
Avec son titre en l’espagnol, qu’on pourrait ici traduire par « le type rouge avec des cornes qui rêverait d’incarner le mal aussi naturellement qu’Esham » – nous tenons ici l’un des meilleurs morceaux de l’album, produit cette fois par un certain Count Trackular. On recolle ici avec la froide énergie des premiers morceaux, avec un beat un peu bordélique façon rap moderne qui vient ramener de la variété à l’ensemble, et sur lequel Esham nous propose un flow convaincu, rapide, sautillant et trébuchant. Côté lyrics, on retrouve la froideur acide typique du rappeur qui nous balance pêle-mêle ses habituels « Homicidal, suicidal, Unholy my title, die hoe » et des images hivernales en évoquant les stalactites sous son nez. Le début du beat revient plus tard dans la chanson et donne une bonne impression d’envolée à l’ensemble, toujours supportée par les lignes d’Esham qui s’enchainent sans s’essouffler, « Ric Flair in this bitch » !
7. Snowball’s Chance in Hell (prod. by King Arthur)
L’expression reprise dans le titre signifie qu’un concurrent à une épreuve donnée a autant de chances de gagner qu’une boule de neige en enfer, c’est-à-dire aucune. Esham nous gratifie ici d’une chanson rondement menée aux concept et au flow solides sur un autre beat de l’ami King Arthur. La production est massive, inspirée et changeante au gré d’énormes samples de cordes qui confèrent au tout une espèce d’ambiance grave et symphonique. C’est avec son cynisme habituel qu’Esham nous dresse ici toute une liste de situations dans lesquelles l’échec est assuré d’avance et toute éventualité d’issue victorieuse ne mérite même pas qu’on y croie. C’est la façon personnelle et typiquement pessimiste du rappeur de nous dire qu’il ne sert parfois à rien d’espérer et que rien ne vaut vraiment le coup. Il s’agit évidemment là d’un nouvel exercice de style défaitiste du rappeur parfaitement maitrisé qui ne manquera pas de ravir les auditeurs avides de négativité et de noirceur, malgré la ligne « You got a snowball’s chance in hell if you think your girl is true, bitches will leave your ass stinkin’ like some doo-doo » qui prête à doucement sourire. Une chanson qui ne colle finalement au concept que par l’image d’une boule de neige dans son titre.
8. A Cold Winter’s Night (prod. by King Arthur)
Esham enchaine en recollant complètement au concept Dead of Winter avec un beat froid à souhait, méchante production aux flûtes et sirènes enivrantes de King Arthur from East France. Le flow colérique et engagé du rappeur ne manque pas de nous amener avec lui à travers les rues et les culs-de-sac gelés de Detroit et du rap game entre les flics, les niggaz et les meufs, un enfer pavé de mauvaises intentions et des démons derrière chaque porte, la mort au bout de tous les chemins avec un hommage à son ami et partenaire de rap TNT. Une chanson réussie qui ne réchauffe clairement pas les cœurs mais dont la musique est si bien ficelée et les raps si convainquant qu’à défaut d’une agréable chaire de poule, on se gèle franchement les couilles.
9. Aurora Borealis (prod. by Count Trackular)
Même s’il s’agit là d’une autre production du Count Trackular, on finit l’album sur une nouvelle merveille moderne du monde musical naturel créé par Esham. C’est sur un beat synthétiseur aux sonorités cristaux de glace et bien rythmé qu’e le rappeur vient nous lâcher un flow final hallucinant de wicked shit et d’acid rap comme seul lui en a le secret, mélangeant références rap pour faire sonner les rimes, images de glace en avalanche, et lignes 100% Esham telles que « She said I feel dead inside, I said get inside, let me drive you to suicide / These voices, how did they get inside ? These feelings I can’t hide, let’s take a murder ride ». Tout est dit et c’est ainsi qu’Esham rassure et qu’il se réapproprie tout un genre dont il est fondateur, et encore aujourd’hui, le principal acteur. Aurore boréale.